Page:Rivarol - De l'universalité de la langue française.djvu/70

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gues. Comme il tient à l’idéal, il paroît plus grand que la nature.

L’homme le plus dépourvu d’imagination, ne parle pas long-temps sans tomber dans la métaphore. Or, c’est ce style métaphorique qui porte un germe de corruption ; le style naturel ne peut être que vrai ; & quand il est faux, l’erreur est de fait, & nos sens la corrigent tôt ou tard. Mais les erreurs dans les figures ou dans les métaphores, annoncent de la fausseté dans l’esprit, & un amour de l’exagération qui ne se corrige pas.

Une Langue vient donc à se corrompre, lorsque confondant les limites qui séparent le style naturel du figuré, on met de l’affectation à outrer les figures et à rétrécir le naturel qui est la base, pour charger d’ornements superflus l’édifice de l’imagination. Par exemple, il n’est point d’art ou de profession[1] dans la vie, qui n’ait fourni des expressions figurées au langage : on dit, la trame de la perfidie ; le creuset du malheur ; & on voit que ces expressions sont comme assises à la porte de chaque profession & s’offrent à tous les yeux. Mais quand on veut aller plus avant & qu’on dit, Cette vertu qui sort du creuset, n’a pas

  1. La Religion Chrétienne qui ne s’est pas, comme celle des Grecs, intimément liée au Gouvernement & aux Institutions publiques, n’a pu annoblir, comme elle, une foule d’expressions. Ce sera toujours-là une des grandes causes de notre disette. L’Opera n’étant point une solemnité, ses Dieux ne sont pas ceux du peuple ; & si nous voulons un Ciel Poétique, il faut l’emprunter. Nos Ancêtres, avec leurs mysteres, commençoient bien comme les Grecs ; mais nos Magistrats qui n’étoient pas Prêtres, ne firent pas assez respecter cette Poésie Sacrée, & elle fut étouffée en germe par le ridicule.

    La Religion, loin de fournir au Dictionnaire des Beaux-Arts, avait même évoqué à elle certaines expressions, & nous en avoit à jamais privés. On n’auroit pas osé dire sous Louis XIV, la grace du langage ; mais on disoit, les graces du langage, par allusion aux trois Graces. Aujourd’hui, par je ne sais quelle révolution arrivée dans les esprits, notre Littérature a reconquis cette expression. Mais l’établissement des Moines a rendu l’Enéïde intraduisible : comment en effet traduire Pater Eneas ? Il se passera bien des siécles, avant que le mot Père ait repris sa dignité.