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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


les hommes. C’est avec les sujets de l’Afrique que nous cultivons l’Amérique, et c’est avec les richesses de l’Amérique que nous trafiquons en Asie. L’univers n’offrit jamais un tel spectacle. L’Europe surtout est parvenue à un si haut degré de puissance, que l’histoire n’a rien à lui comparer : le nombre des capitales, la fréquence et la célérité des expéditions, les communications publiques et particulières, en ont fait une immense république, et l’ont forcée à se décider sur le choix d’une langue.

Ce choix ne pouvait tomber sur l’allemand ; car vers la fin du quinzième siècle, et dans tout le cours du seizième, cette langue n’offrait pas un seul monument. Négligée par le peuple qui la parlait, elle cédait toujours le pas à la langue latine. Comment donc faire adopter aux autres ce qu’on n’ose adopter soi-même ? C’est des Allemands que l’Europe apprit à négliger la langue allemande. Observons aussi que l’Empire n’a pas joué le rôle auquel son étendue et sa population l’appelaient naturellement : ce vaste corps n’eut jamais un chef qui lui fût proportionné ; et dans tous les temps cette ombre du trône des Césars, qu’on affectait de montrer aux nations, ne fut en effet qu’une ombre. Or, on ne saurait croire combien une langue emprunte d’éclat du prince et du peuple qui la parlent ; et lorsqu’enfin la maison d’Autriche, fière de toutes ses couronnes, a pu faire craindre à l’Europe une monarchie universelle, la politique s’est encore opposée à la fortune de la langue tudesque. Charles-Quint, plus attaché à son sceptre héréditaire qu’à son trône où son fils ne pouvait monter, fit rejaillir l’éclat des Césars sur la nation espagnole.

A tant d’obstacles tirés de la situation de l’Empire on peut en ajouter d’autres, fondés la nature même de la langue allemande : elle est trop verbeuse et trop dure à la fois. N’ayant aucun rapport avec les langues anciennes, elle fut pour l’Europe une langue-mère, et son abondance effraya des têtes déjà fatiguées de l’étude du latin et du grec. En effet, un Allemand qui apprend la langue française ne fait pour ainsi dire qu’y descendre, conduit par la langue latine ; mais rien ne peut nous faire remonter du français à l’allemand ; il aurait fallu se créer pour lui une nouvelle mémoire ; et sa littérature, il y a un siècle, ne valait pas un tel effort. D’ailleurs, sa prononciation gutturale[1] choqua trop l’oreille des peuples du Midi ; et les imprimeurs allemands, fidèles à l’écriture gothique, rebutèrent des yeux accoutumés aux caractères romains.

On peut donc établir pour règle générale, que si l’homme du Nord est appelé à l’étude des langues méridionales, il faut de longues guerres dans l’Empire pour faire surmonter aux peuples du Midi leur répugnance pour les langues septentrionales. Le genre humain est comme un fleuve qui coule du nord au midi ; rien ne peut le faire rebrousser contre sa source ; et voilà pourquoi l’universalité de la langue française est moins vraie pour l’Espagne et pour l’Italie que pour le reste de l’Europe. Ajoutez que l’Allemagne a presqu’autant de dialectes que de capitales : ce qui fait que ses écrivains s’accusent réciproquement de patavinité. On dit, il est vrai, que les plus distingués d’entre eux ont fini par s’accorder sur un choix de mots et de tournures, qui met déjà leur langage à l’abri de cette accusation, mais qui le met aussi hors de la portée du peuple dans toute la Germanie.

Il reste à savoir jusqu’à quel point la révolution qui s’opère aujourd’hui dans la littérature des Germains, influera sur la réputation de leur langue. On peut seulement présumer que cette révolution s’est faite un peu tard, et que leurs écrivains ont repris les choses de trop haut. Des poëmes tirés de la Bible[2], où tout respire un air patriarcal,

  1. Nous suivons en ceci l’opinion qui s’est établie sur la langue allemande. A dire vrai, sa prononciation est devenue presqu’aussi labiale que la nôtre ; mais comme les consonnes y dominent, et qu’on la prononce avec force, on a conclu que les Allemands parlaient toujours du gosier. Il en est l’allemand comme de l’anglais, et même du français : leur prononciation s’adoucissant de jour en jour, et leur orthographe étant inflexible, il en résulte des langues agréables à l’oreille, mais dures à l’œil.
  2. Ce sont des poëmes sur Adam, sur Abel, sur Tobie, sur Joseph, enfin sur la passion de J.-C.