Page:Rivarol - Dictionnaire classique, 1827.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
iv
DE L'UNIVERSALITĖ


et qui annoncent des mœurs admirables, n’auront de charmes que pour une nation simple et sédentaire, presque sans ports et sans commerce, et qui ne sera peut-être jamais réunie sous un même chef. L’Allemagne offrira long-temps le spectacle d’un peuple antique et modeste, gouverné par une foule de princes, amoureux des modes et du langage d’une nation attrayante et polie ; d’où il suit que l’accueil extraordinaire que ces princes et leurs académies ont fait à un idiome étranger, est un obstacle de plus qu’ils opposent à leur langue, et comme une exclusion qu’ils lui donnent.

La monarchie espagnole pouvait, ce semble, fixer le choix de l’Europe. Toute brillante de l’or de l’Amérique, puissante dans l’Empire, maîtresse des Pays-Bas et d’une part de l’Italie, les malheurs de François Ier. lui donnaient un nouveau lustre, et ses espérances s’accroissaient encore des troubles de la France et du mariage de Philippe II avec la reine d’Angleterre. Tant de grandeur ne fut qu’un éclair. Charles-Quint ne put laisser à son fils la couronne impériale, et ce fils perdit la moitié des Pays-Bas. Bientôt l’expulsion des Maures et les émigrations en Amérique blessèrent l’État dans son principe, et ces deux grandes plaies ne tardèrent pas à paraître. Aussi, quand ce colosse fut frappé par Richelieu, ne put-il résister à la France, qui s’était comme rajeunie dans les guerres civiles : ses armées plièrent de tous côtés, sa réputation s’éclipsa. Peut-être, malgré ses pertes, sa décadence eût été moins prompte en Europe, si sa littérature avait pu alimenter l’avide curiosité des esprits, qui se réveillait de toute part. Mais le castillan, substituait partout au patois catalan, comme notre picard l’avait été au provençal ; le castillan, dis-je, n’avait point cette galanterie moresque, dont l’Europe fut quelque temps charmée et le génie national était devenu plus sombre. Il est vrai que la folie des chevaliers errant nous valut le Don Quichotte et que l’Espagne acquit un théâtre. Il est vrai qu’on parla espagnol dans les cours de Vienne, de Bavière, de Bruxelles, de Naples et de Milan, que cette langue circulait en France avec l’or de Philippe, du temps de la ligue, et que le mariage de Louis XIII avec une princesse espagnole maintint si bien sa faveur, que les courtisans la parlaient, et que les gens de lettres empruntèrent la plupart de leurs pièces au théâtre de Madrid : mais le génie de Cervantes et celui de Lopès de Véga ne suffirent pas long-temps à nos besoins. Le premier, d’abord traduit, ne perdit point à l’être ; le second, moins parfait, fut bientôt imité et surpassé[1]. On s’aperçut donc que la magnificence de la langue espagnole et l’orgueil national cachaient une pauvreté réelle. L’Espagne n’ayant que le signe de la richesse paya ceux qui commerçaient pour elle, sans songer qu’il faut toujours les payer davantage. Grave, peu communicative, subjuguée par des prêtres, elle fut pour l’Europe ce qu’était autrefois la mystérieuse Égypte, dédaignant des voisins qu’elle enrichissait, et s’enveloppant du manteau de cet orgueil politique qui a fait tous ses maux.

On peut dire que sa position fut un autre obstacle au progrès de sa langue. Le voyageur qui la visite y trouve encore les colonnes d’Hercule, et doit toujours revenir si ses pas : aussi l’Espagne est-elle, de tous les royaumes, celui qui doit le plus difiicilement réparer ses pertes, lorsqu’il est une fois dépeuplé.

Mais en supposant que l’Espagne eût conservé sa prépondérance politique, il n’est pas démontré que sa langue fût devenue la langue usuelle de l’Europe. La majesté de sa prononciation invite à l’enflure, et la simplicité de la pensée se perd dans la longueur des mots et sous la plénitude des désinences. On est tenté de croire qu’en espagnol la conversation n’a plus de familiarité, l’amitié plus d’épanchement, le commerce de la vie plus de liberté, et que l’amour y est toujours un culte. Charles-Quint lui-même, qui

    Ce dernier poëme, intitulé la Messiade jouit d’une grande réputation dans l’Empire : la Mort d’Abel est plus connue en France. M. Klopstok a écrit la Messiade en vers hexamètres, et M. Gesner n’a employé pour sa Mort d’Abel qu’une prose poétique. J’ignore si la langue allemande a une prosodie assez marquée pour supporter la versification grecque et latine. Elle a d’ailleurs des vers rimés comme tous les peuples du monde.

  1. J’entends par les tragiques français ; car Lopès de Véga peut être souvent comparé à Shakespeare pour la force, l’abondance, le désordre et le mélange de tous les tons.