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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


parlait plusieurs langues, réservait l’espagnol pour des jours de solennité et pour ses mères. En effet, les livres ascétiques y sont admirables ; et il semble que le commerce de l’homme à Dieu se fasse mieux en espagnol qu’en tout autre idiome. Les proverbes y ont aussi de la réputation, parce qu’étant le fruit de l’expérience de tous les peuples, et le bon sens de tous les siècles réduit en formules, l’espagnol leur prête encore une tournure plus sententieuse : mais les proverbes ne quittent pas les lèvres du petit peuple. Il serait donc probable que ce sont et les défauts et les avantages de la langue espagnole, qui l’ont exclue à la fois de l’universalité.

Mais comment l’Italie ne donna-t-elle pas sa langue à l’Europe ? Centre du monde depuis tant de siècles, on était accoutumé à son empire et à ses lois. Aux Césars, qu’elle n’avait plus, avaient succédé les pontifes ; et la relion lui rendait constamment les états que lui arrachait le sort des armes. Les seules routes praticables en Europe conduisaient a Rome : Elle seule attirait les vœux et l’argent de tous les peuples, parce qu’au milieu des ombres épaisses qui couvraient l’occident, il y eut toujours dans cette capitale une masse de lumières : et quand les beaux-arts, exilés de Constantinople, se réfugièrent dans nos climats, l’Italie se réveilla la première à leur approche, et fut une seconde fois la Grande-Grèce. Comment s’est-il donc fait qu’à tous ces titres elle n’ait pas ajouté l’empire du langage ?

C’est que dans tous les temps les papes ne parlèrent et n’écrivirent qu’en latin ; c’est que pendant vingt siècles cette langue règna dans les républiques, dans les cours, dans les écrits et dans les monumens de l’Italie, et que le toscan fut toujours appelé la Langue vulgaire[1]. Aussi quand le Dante entreprit d’illustrer ses malheurs et ses vengeances, resta-t-il long-temps entre le toscan et le latin. Il voyait que sa langue n’avait pas, même dans le midi de l’Europe, l’éclat et la vogue du provençal ; et il pensait, avec son siècle, que l’immortalité était exclusivement attachée à la langue latine. Pétrarque et Bocace eurent les mêmes craintes ; et, comme le Dante, ils ne purent résister à la tentation d’écrire la plupart de leurs ouvrages en latin. Il est arrivé pourtant le contraire de ce qu’ils espéraient : c’est dans leur langue maternelle que leur nom vit encore ; leurs œuvres latines sont dans l’oubli. Il est même à présumer que sans les sublimes conceptions de ces trois grands hommes, le patois des Troubadours aurait disputé le pas à la langue italienne, au milieu même de la cour pontificale établie en Provence.

Quoi qu’il en soit, les poëmes du Dante et de Pétrarque, brillans de beautés antiques et modernes, ayant fixé l’admiration de l’Europe, la langue toscane acquit de l’empire. À cette époque, le commerce de l’ancien monde passait tout entier par les mains de l’Italie : Pise, Florence, et surtout Venise et Gênes, étaient les seules villes opulentes de l’Europe. C’est d’elles qu’il fallut, au temps des croisades, emprunter des vaisseaux pour passer en Asie, et c’est d’elles que les barons français, anglais et allemands tiraient le peu de luxe qu’ils avaient. La langue toscane régna sur toute la Méditerranée. Enfin, le beau siècle des Médicis arriva. Machiavel débrouilla le chaos de la politique, et Galilée sema les germes de cette philosophie, qui n’a porté des fruits que pour la France et le nord de l’Europe. La sculpture et la peinture prodiguaient leurs miracles, et l’architec-

  1. C’est ainsi que les Italiens appellent encore leur langue. Au temps du Dante, chaque petite ville avait son patois en Italie ; et comme il n’y avait pas une seule cour un peu respectable, ni un vrai livre important, ce poëte, ébloui de l’éclat de la cour de France et de la réputation qui venaient déjà en Europe les romans et les poëmes des Troubadours et des Trouveurs, eut soin d’écrire tous ses ouvrages en latin, et il en écrivit en effet quelques-uns dans cette langue. Le poëme de l’Enfer était déjà ébauché, et commençait par ce vers :

    Inferna regna canam, mediumque, incumque Tribunal.

    Mais encouragé par ses amis, il eut honte d’abandonner sa langue. Il se mit à chercher dans chaque patois ce qu’il y sentait de bon et de grammatical, et c’est de tant de choix qu’il se fit un langage régulier, un langage de cour, selon sa propre expression : langage dont les germes étaient partout, mais qui ne fleurit qu’entre ses mains. Voyez son traité de vulgari Eloquentiâ, et la nouvelle traduction de son poëme de l’Enfer imprimée à Paris.