Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/206

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« — Non ! c’est surtout à vous que je n’oserais pas.

« — Dites ! il le faut, reprit-il. Vous ne voulez pas contrister le cœur de Dieu, n’est-ce pas ? ni me contrister moi-même.

« Alors, je n’y tins plus. Il avait une telle mélancolie dans la voix, comme le résumé d’anciennes peines revenues ! Toute rougissante, je lui avouai très vite :

« — Mon père, c’est que j’aime trop.

« — Mais Dieu n’a pas défendu d’aimer. Qui aimez-vous trop ? Et comment savez-vous que vous aimez trop ?

« Je m’étais tue. Je n’osais plus.

« Alors il insista habilement, gronda, s’affligea surtout, et seule sa tristesse m’ébranlait, commençait à me décider. Tout à coup, comme arrachant un grand poids de mon cœur que je n’avais plus la force de porter, je lui chuchotai à voix très basse et rapide :

« — C’est vous que j’aime trop !

« Le prêtre ne sourit pas, demeura une minute silencieux ; et, comme je le regardais, pleine d’angoisse, je vis sur son rude visage un attendrissement, un chagrin infini. Ses yeux regardaient ailleurs, très loin, dans son passé sans doute, où il avait connu l’amour dont mon naïf enfantillage lui avait rappelé le fantôme. On veut oublier… Et une voix d’enfant, qui passe, remémore.