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Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/74

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avaient roulé, était une fleur mouillée qui souffrait, qui s’offrait…

Bientôt Joris ne vit plus que cette bouche tentante et hantante. Voilà si longtemps qu’il se sentait accompagné par elle, comme si elle avait une vie propre, était une fleur isolée et qu’on pût cueillir à part, dans le jardin de sa chair. Ainsi, on aime toujours pour un détail, pour une nuance. C’est un point de repère qu’on se crée dans le désarroi, dans l’infini de l’amour. Les plus grandes passions tiennent à de si petites causes ! Pourquoi aima-t-on ? À cause d’une couleur de cheveux, d’une intonation de la voix, d’un grain de beauté qui trouble et en suggère d’autres, d’une expression des yeux, d’un dessin des mains, d’une certaine palpitation du nez qui frémit comme s’il était toujours devant la mer. Joris aimait Barbe pour sa bouche qui, en ce moment, tremblait de son chagrin évoqué, était plus vive à cause des larmes récentes, avait l’air d’une fleur dans trop de pluie.

Barbe s’était tue ; elle avait vu le trouble de Joris et que quelque chose vacillait en lui… Elle le regarda alors d’un regard décisif, les deux yeux bien dardés dans les siens, un regard où il y avait de l’acquiescement.

En même temps, la bouche, comme soudain mûre, changée de fleur en fruit, promettait sa belle chair. Joris, sentant s’accomplir en lui l’inéluctable loi, s’était approché d’elle :