Page:Rodenbach - Les Tristesses, 1879.djvu/59

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« Je m’effraye…et je cours…je l’appelle… que sais-je !
« J’étais folle !… Au jardin, j’aperçois dans la neige
« La trace fraîche encor de ses petits souliers…
« Je le rappelle avec de doux mots familiers,
« Croyant qu’il était là, pleurant tout seul, dans l’ombre !…
« Tout à coup j’aperçois comme une masse sombre
« Flottant dans le bassin… j’avance… c’était lui !…
« Pour ne pas qu’on le gronde, au ciel il s’est enfui !…
« Je l’ai pris dans mes bras, ce corps déjà tout maigre ;
« J’ai versé sur son front et ses mains du vinaigre…
« Je l’ai mis sur mon cœur…je l’ai mis près du feu…
« Rien n’a fait… il est mort… mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !…

L’antiquaire était pâle et pleurait en silence :
Malgré son désespoir, se faisant violence,
Il vint dans la cuisine où le corps reposait ;
Et de sa vieille main qui s’appesantissait
Lui coupa sur le front une boucle dorée.
Pauvre âme ! il ne l’avait pas assez adorée ;
Et brisé, le cœur plein d’angoisse et de remords :
« J’ai tout perdu, — dit-il ; — c’est bien le jour des Morts !… »