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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

orgie rêvaient-ils à ce mirage fantastique de l’île lointaine, à ces arbres plantés par leurs pères au profit de leur ambition, à cette terre belle comme le jardin antique d’Hespérus ou quelque pays des contes arabes. Quelques-uns étaient nés dans cette patrie des bananes et de la vanille grimpante ; ils avaient ouvert les yeux devant ces rochers pacifiques, leur odorat, jeune encore, se souvenait de la senteur embaumée des acacias et des pommes roses. Les savanes de Saint-Domingue avaient conservé leur prix pour ces charmans gentilshommes, créoles émigrés de la terre natale, devenus des sybarites français en si peu de temps ! Seulement, déjà pervertis par l’influence des principes de l’Angleterre, ils agissaient en marchands à regard de leurs possessions, s’embarrassant fort peu du principe que devaient soutenir plus tard le docteur Franklin et Washington. Insoucians des droits de l’homme, ils spéculaient à Paris, du fond de leur petite maison, sur cette marchandise noire dont l’esprit de ruse et de tromperie croissait cependant de jour en jour. Ils s’étonnaient presque de la voir rapporter si peu, et ils accusaient avec assez de raison le climat des colonies de leur dévorer leurs nègres. En effet, soit que le ciel d’Afrique s’opposât à leur multiplication, soit plutôt que la servitude et la misère minassent insensiblement les esclaves, la reproduction devenait de plus en plus faible. Dans les temps qui ont précédé 1789, la traite introduisait dans le seul établissement français des Antilles environ trente mille nègres par année, et depuis 1700, la seule partie française de Saint-Domingue en avait reçu neuf