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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/113

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pas d’autre tort que d’être la messagère du coupable62. Ne brisez pas la corde par son point le plus fin, ne faites pas comme l’araignée, qui n’emploie sa force que contre les faibles insectes ; que les justes ne payent pas pour les pécheurs. Imitez la divine justice, qui dit : « Le châtiment pour l’âme qui a péché ; » imitez la justice humaine, qui ne condamne jamais le père pour le délit du fils, ni le fils pour la faute du père. Il n’est pas raisonnable, madame, que l’audace de ce seigneur soit cause de ma perte ; bien qu’en raison de ses mérites, il m’importerait peu qu’il fût le coupable et moi la condamnée. Ma mission ici-bas n’est autre que de servir mes semblables : c’est de cela que je vis, c’est cela qui me soutient. Ma volonté n’a jamais été d’irriter les uns pour plaire aux autres, bien qu’en mon absence on vous ait dit tout autre chose de moi. Enfin, madame, le souffle du vulgaire ne peut ternir la vérité. Je suis seule pour l’honorable métier que je fais ; il est dans toute la ville peu de personnes que j’aie mécontentées ; ceux qui me demandent quelque chose sont toujours satisfaits ; je suis active autant que si j’avais vingt pieds et autant de mains.

Mélibée. Je ne m’étonne pas si on dit qu’un seul maître en vices suffit pour corrompre un grand peuple63. En vérité, on m’a fait de toi et de tes fausses ruses tant et de telles louanges, que je ne sais si je dois croire que tu me demandes réellement cette prière.

Célestine. Puissé-je ne jamais la réciter ! Dieu veuille ne jamais m’exaucer si tous les tourments du monde me font avouer un autre motif !

Mélibée. Ma colère de tout à l’heure m’empêche de rire de cette manière de te justifier ; je sais bien que ni promesses ni tourments ne te feront dire la vérité, tu ne le peux pas.

Célestine. Vous êtes maîtresse de moi, je dois me taire, je dois vous servir ; faites de moi ce que vous voudrez, vos méchantes paroles me seront la vigile d’une robe64.