Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/129

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la plus grande attention des choses desquelles dépend ma vie entière, et vous autres vous bavardez tout à votre aise pour m’ennuyer et m’irriter ! Par amour pour moi, taisez-vous, vous mourriez de plaisir à entendre cette brave femme et le récit de ses bonnes œuvres. — Dis-moi, mère, que fis-tu quand tu te trouvas seule avec elle ?

Célestine. Le plaisir que j’en ressentis me troubla tellement que quiconque m’aurait vue l’eût reconnu à mon visage.

Calixte. À celui que j’éprouve en ce moment, il me semble que j’ai son image devant les yeux. Tu es sans doute devenue muette de surprise ?

Célestine. Tout au contraire, me voir seule avec elle me donna bien plus de courage pour lui parler. Je m’ouvris à elle, je lui exposai les motifs de mon ambassade ; je lui dis avec quelle ardeur vous désiriez qu’une parole sortie de sa bouche à votre intention vînt guérir la grande douleur que vous ressentiez. Elle s’arrêta toute surprise, me regarda presque épouvantée d’un message aussi nouveau pour elle, et cherchant quel pouvait être l’homme qui souffrait ainsi par besoin d’une parole de sa bouche, quel était le malade que sa langue pouvait guérir. Lorsque je prononçai votre nom, elle m’interrompit, se frappa le front avec la main, comme on a coutume de faire lorsqu’on reçoit une nouvelle effrayante ; elle m’ordonna de me taire et de sortir de sa présence si je ne voulais pas que ses valets fussent mes bourreaux ; elle me reprocha mon audace, m’appela sorcière, maquerelle, vieille traîtresse, barbue, malfaisante, et me donna bien d’autres noms ignominieux tels que ceux avec lesquels on épouvante les enfants au berceau. Puis elle s’évanouit, fit mille contorsions, perdit l’esprit, agita les bras et les jambes de côté et d’autre, sous le coup de la flèche dorée qui l’avait frappée lorsque j’eus dit votre nom ; le corps courbé, les mains jointes, comme quelqu’un qui s’abandonne au désespoir. Il