Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/158

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qu’aucune jouissance n’était agréable sans compagnie. Le plaisir dont on ne peut parler n’est pas un plaisir. Qui comprendrait mon bonheur comme je le comprends ? J’aperçois Sempronio à la porte de la maison ; il s’est levé de bonne heure ; mon maître va me maltraiter s’il est déjà sorti de sa chambre. Il ne le sera pas, ce n’est pas son habitude, et cependant, comme il n’a pas son bon sens, il ne serait pas surprenant qu’il eût changé de manières.

Sempronio. Parmeno, mon ami, si je connaissais le pays où on gagne ses gages en dormant, je ferais beaucoup pour y aller, je n’en céderais ma part à personne et je gagnerais autant que bien d’autres. Comment, vagabond, as-tu été assez malavisé pour ne pas revenir ? Je ne sais que penser de toi, sinon que tu es resté à réchauffer la vieille cette nuit, ou à lui gratter les pieds comme lorsque tu étais petit.

Parmeno. Ô Sempronio ! mon ami et plus que mon frère ! pour Dieu ! ne détruis pas mon plaisir, ne mêle pas ta colère à mes regrets ; ne corromps pas mon bien-être par ta mauvaise humeur ; ne jette pas tant de trouble dans la liqueur transparente de mes pensées ; n’obscurcis pas mon bonheur avec tes gronderies envieuses et tes méchants reproches. Reçois-moi avec gaîté, je veux te conter les merveilles de la bonne aubaine que je viens d’avoir.

Sempronio. Parle donc ; est-ce quelque chose de Mélibée ? l’as-tu vue ?

Parmeno. Quoi ? de Mélibée ? C’est d’une autre que j’aime bien plus et qui est telle que, si je ne m’abuse pas, elle peut l’égaler en grâces et en beauté, car Mélibée ne possède pas seule tout ce qu’il y a de beauté et de grâces.

Sempronio. Qu’est-ce que cela, nigaud ? Je voudrais rire, mais je ne peux pas. Le monde est perdu, tous se mêlent d’aimer. Calixte aime Mélibée ; moi, Élicie, et toi, par envie, tu as trouvé avec qui perdre le peu de bon sens qui te reste.