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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/226

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fait, il est plus facile de le blâmer que de le réparer. Jouissez de ce dont je jouis, c’est-à-dire de voir et d’approcher de votre personne. N’exigez et ne prenez pas ce que, une fois pris, il ne sera plus en votre pouvoir de rendre. Gardez-vous, seigneur, de flétrir ce que tous les trésors du monde ne pourraient réparer.

Calixte. Madame, j’ai joué ma vie entière pour obtenir cette faveur, comment n’en profiterai-je pas maintenant qu’elle m’est offerte ? Vous ne voudriez pas l’ordonner, et je ne pourrais y renoncer. Ne me demandez pas une telle lâcheté, aucun homme au monde n’en serait capable, surtout s’il aimait autant que je vous aime. J’ai nagé toute ma vie à travers cet océan de mes désirs, ne voulez-vous pas que je m’arrête dans ce doux port pour m’y reposer de mes peines passées ?

Mélibée. Sur ma vie, seigneur, que votre langue parle autant qu’il lui plaira ; mais que vos mains n’agissent pas autant qu’elles le peuvent. Restez tranquille ; qu’il vous suffise, puisque je suis à vous, de jouir de l’extérieur, de ce qui est le véritable domaine des amants ; ne veuillez pas m’enlever le meilleur bien que la nature m’ait donné. Prenez garde ; le propre du bon pasteur est de tondre ses brebis et ses troupeaux, mais non de les détruire et de les perdre.

Calixte. Pourquoi tout cela, madame ? Voulez-vous que mes souffrances ne puissent se calmer ? Voulez-vous que je souffre de nouveau, que je recommence à vivre comme j’ai vécu ? Pardonnez, madame, à mes mains déhontées, jamais elles ne pensèrent toucher votre robe, tant elles se jugeaient indignes et peu méritantes ; et maintenant, pour elles, le bonheur suprême est de parvenir à votre joli corps, à vos chairs blanches et délicates.

Mélibée. Éloigne-toi, Lucrèce.

Calixte. Pourquoi, madame ? je suis heureux d’avoir de semblables témoins de ma gloire.

Mélibée. Je ne veux pas de témoins de ma faute.