Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/258

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frère Tristan, ce qui m’est arrivé aujourd’hui avec Areusa. Je suis l’homme du monde le plus heureux. Tu sauras que tout le bien qu’elle avait entendu dire de moi l’avait éprise d’un grand amour. Elle m’envoya prier d’aller la voir. Je ne te répéterai pas toutes les bonnes et belles choses qu’elle m’a dites ; elle m’a prouvé enfin qu’elle était tout autant mienne aujourd’hui qu’elle le fut quelque temps de Parmeno. Elle me pria de l’aller voir sans cesse, me dit qu’elle voulait jouir longtemps de mon amour ; enfin, je te le jure, frère, par le chemin dangereux que nous suivons, aussi vrai que je te parle, j’ai été deux ou trois fois prêt à me jeter sur elle ; mais j’en ai été empêché par la honte que j’avais de la voir si belle et si bien mise, et moi avec une cape vieille et rongée par les rats. À chaque mouvement elle répandait une odeur de musc… Je sentais le fumier que j’avais dans mes souliers. Elle avait des mains comme la neige, et quand elle ôtait son gant de temps en temps, il semblait qu’on eût versé dans la chambre des essences de fleur d’oranger. Puis, comme elle avait quelque chose à faire, j’ai remis mon audace à un autre jour ; d’ailleurs, toutes choses ne peuvent se traiter à la première vue ; plus on en parle et mieux on s’entend à les bien mener.

Tristan. Sosie, mon ami, il faudrait une cervelle plus mûre et plus expérimentée que la mienne pour te donner conseil sur cette affaire ; mais je puis te dire maintenant ce que mon jeune âge et mon naturel médiocre me donnent à penser. Cette fille est une fille de joie bien connue, selon ce que tu m’as dit ; tu dois croire qu’il ne manque pas de ruse dans ce qui s’est passé entre elle et toi. Il y a quelque fausseté sous ses cajoleries, et je ne sais dans quel but, car pour t’aimer comme joli garçon, combien d’autres n’en dédaigne-t-elle pas ! comme riche, elle sait bien que tu n’as rien que la poussière qui tombe de ton étrille ; comme homme de naissance, elle n’ignore pas qu’on t’appelle Sosie, que ton père s’appelait Sosie, que tu