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Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/93

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Sempronio. Il y a donc bien longtemps que tu le connais, mère ?

Célestine. Voici Célestine qui l’a vu naître, qui l’a aidé à venir au monde ; sa mère et moi, nous étions comme chair et ongles. J’appris d’elle le meilleur de mon métier, nous vivions ensemble, nous dormions ensemble, ensemble nous prenions nos ébats, nos plaisirs, nos décisions et nos résolutions. Dans la maison et hors de la maison nous étions comme deux sœurs, je n’ai pas gagné un blanc44 qu’elle n’en ait eu la moitié ; je serais moins malheureuse si la fortune eût voulu me la conserver. Ô mort ! ô mort ! quelles douces compagnies tu nous enlèves ! Combien de gens tes disgracieuses visites rendent inconsolables ! Pour une victime que tu entraînes quand son temps est venu, il en est mille que tu renverses avant l’heure ! Si elle vivait, je ne serais pas ainsi seule et sans compagne. Que la terre lui soit légère ! c’était une amie fidèle et dévouée. Jamais, elle présente, je ne fis la plus petite chose qu’elle n’y mît la main. Si j’apportais le pain, elle apportait la viande ; si je dressais la table, elle mettait la nappe ; elle n’était ni folle, ni fantasque, ni présomptueuse comme les femmes d’aujourd’hui. Sur mon âme, elle pouvait aller visage découvert jusqu’au bout de la ville, sa cruche à la main, sans que sur son chemin on lui dît autre chose que : « Dame Claudine. » Quand je la croyais bien loin, elle était de retour. Aucune femme mieux qu’elle ne se connaissait en vin ou en toute autre marchandise. Partout on la conviait, tant elle était aimée, et jamais elle ne revenait sans avoir goûté huit ou dix bonnes choses et sans rapporter une mesure de vin dans sa cruche et une autre dans le corps. On lui confiait ainsi deux ou trois arrobes45 à la fois aussi facilement que si elle eût laissé en gage une tasse d’argent. Sa parole valait de l’or dans toutes les tavernes ; si nous allions dans la rue, quand nous avions soif, nous entrions dans le premier cabaret, et à l’instant elle faisait tirer une demi-mesure pour nous mouiller la bouche ; jamais, sur ma parole, on ne lui retint son bonnet en gage