Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1070

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membres ne saurait assigner l’époque de cet achèvement. Tous et chacun travaillent au jour le jour, à bâtons rompus, sans ordre prévu, et souvent au rebours de celui qui avait été arrêté ; c’est une grande machine mise en jeu par les circonstances et dont les effets seraient difficilement calculés. Malheureusement, ce qui paraît le plus clair aujourd’hui, c’est que la masse s’altère et se corrompt toujours davantage, en même temps qu’elle est plus livrée à elle-même. Le peuple a fait la Révolution par lassitude de l’esclavage ; la nation éveillée a forcé ses représentants de s’élever à la hauteur où l’indignation l’avait portée ; maintenant que les bases de la Constitution sont posées, elle regarde faire les législateurs qu’elle s’est donnés ; ceux-ci, abandonnés à leurs propres facultés, ne sont plus généralement que les hommes médiocres ou corrompus du régime passé.

Les Noirs sont peu redoutables au sein de l’Assemblée ; l’évidence de leurs intérêts particuliers, l’acharnement avec lequel ils les défendent sans pudeur, les ridicules sophismes dont ils s’appuient, le langage servile dont ils font gloire, les ont rendus l’objet du mépris ou de la risée du public.

Mais 89 ou les Impartiaux[1] sont devenus nos plus dangereux ennemis ; leur nombre s’est prodigieusement accru ; il y a, parmi eux, une faction puissante qui regrette les pas que nous avons faits vers la démocratie, qui tend à faire rendre le plus qu’il lui sera possible au pouvoir monarchique, qui voudrait que nous nous rapprochassions du gouvernement anglais, qui, au défaut de la noblesse qu’elle n’ose redemander, désire une distinction constante entre la classe des riches et celle de ceux qui ne le sont pas. Cette faction veut la liberté, dit-elle ; mais elle hait l’égalité, elle la suppose impossible ou dangereuse ; elle n’imagine de paix et de bonheur que dans la grande influence d’un monarque et les gradations que cette influence favorise ou établit.

Vous jugez que cette faction embrasse ou séduit tous les gens médiocres

  1. Voir, sur le Club de 1789 fondé par Sieyès en janvier 1790, notre article de la Révolution française de septembre 1900. Le Club des Impartiaux, qui paraît avoir été fondé au commencement de 1791, c’est-à-dire au moment même où le Club de 1789 expirait, se proposait sans doute d’en recueillir les adhérents ; il était dirigé par Malouët et Clermont-Tonnerre. — Il ne tarda pas, dit Maurice Tourneux (II, 9898), à se fondre avec la « Société des Amis de la constitution monarchique ». Nous ne croyons pas qu’on ait encore étudié de près ces cadres successifs de la droite constitutionnelle, tentatives impuissantes de concurrence contre la Société des Jacobins. En tout cas, ce mot de Madame Roland « 89 ou les Impartiaux » montre bien que, aux yeux des « patriotes », le Club des Impartiaux continuait le Club de 1789.