Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1125

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tout ce qu’on dit des profondeurs du cœur humain, et du mélange d’art et de vérité que produisent si souvent les entraves mêmes de la société ? N’apercevez-vous pas quelle fermentation doit résulter de ces idées dans un être sensible et confiant, mais délicat et peut-être trop facile à s’effrayer de tout ce qui ne semble pas s’accorder dès l’abord avec sa franchise et sa simplicité ? — Quoi qu’il en soit, au reste, du fruit de l’observation et des règles de la philosophie, je crois à un guide encore plus sûr pour les âmes saines, c’est le sentiment : or celui-ci ne me permet pas plus de douter de mon ami que de l’amitié même, objet sacré de mon culte ; celui-ci m’inspire d’exprimer avec la même sincérité et les pensées qui se présentent à moi, et les résultats que j’adopte, et les inclinations que j’arrête ou les affections que je nourris. Je ne veux que la vérité, parce que je ne conçois pas d’aise ni de bonheur sans elle, parce que je ne vois qu’elle digne de moi : elle est mon art et mon égide.

Je viens de recevoir votre lettre ; la petite société vous répondra incessamment ; mais j’ai voulu prendre les avances. Cette lettre n’est pas seulement adressée à vos frères en liberté, elle n’est pas l’unique expression du civisme ; vous avez, cette fois, entretenu vos amis, vous leur avez parlé de vous-même, que vous aviez tant oublié, ce me semblait, lorsque vous écriviez de Londres. Parmi les choses qui m’ont infiniment touchée, j’ai été plus particulièrement pénétrée de ces phrases douloureuses ; « Que ma situation est changée depuis peu de mois ! Combien de pertes irréparables j’ai faites ! » Je sens combien, pour un cœur comme le vôtre, la perte d’un père si respectable et si cher entraîne de douleurs, et je les ai trop bien appréciées, partagées, pour en avoir une faible idée ; mais la généralité de votre expression, en opposition d’ailleurs à ce que prescrit l’ordre de la nature, m’a fait me demander si vous aviez laissé au delà des mers des objets auxquels ces pertes s’étendaient, ou si vous croyiez ne plus retrouver dans votre pays les amis que vous y aviez laissés ?

Je me suis encore demandé s’il n’y avait point, dans ce qui suit immédiatement cette expression, et qui respire une profonde mélancolie, un peu de cette exagération aimable et touchante, qui naît de l’excès même de la sensibilité, ou qu’amène le désir d’exciter celle d’autrui ? Mon ami n’a pas besoin de cette ressource, et je n’ai pas cru non plus qu’il l’eût employée. Jugez de ma franchise par l’aveu de ces écarts d’imagination, et par cette franchise du prix que mon cœur et mes opinions attachent à l’éternelle et sainte amitié. Je suis interrompue. Adieu.