Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1211

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ment des actions de grâces, tandis qu’on s’en servira pour la garrotter ; les bons citoyens feront dans la législature un parti de l’opposition qui n’aura qu’une faible minorité. Nous n’aurons point de crise, ni de secousse, elles réveilleraient l’esprit public et l’énergie ; les ambitieux se garderont bien de les exciter. Le peuple est las, il se laisse aisément persuader que tout est fait et il ne songe plus qu’à ses travaux journaliers.

Nos amis m’apprennent que Biauzat fait des siennes aux Jacobins et qu’il est parvenu à y faire adopter ses motions[1]. Quant à nous personnellement, je ne vois pas sans peine que notre ami soit rejeté dans le silence et l’obscurité ; il est habitué à la vie publique, elle lui est nécessaire plus qu’il ne pense lui-même ; son énergie, son activité deviennent funestes à sa santé quand elles ne sont pas employées suivant ses goûts. D’ailleurs, j’aurais espéré, pour mon enfant, de grands avantages du séjour de Paris ; j’ai retrouvé mon Eudora bonne et sensible, empressée de me revoir, attendrie de mon retour au delà de toute expression et plus que je n’aurais osé m’en flatter ; je n’oublierai jamais le moment délicieux où elle s’est précipitée dans mes bras, où nos pleurs et nos sanglots se sont confondus. Mais, si mon absence lui a fait sentir son cœur, le temps ne lui a encore valu aucune connaissance, donné aucune idée ; elle n’a ni mémoire, ni goût, nulle envie de rien savoir, sinon que je l’aime, et peu de faculté pour rien autre que de me payer de retour. Occupée à Paris de son éducation, j’aurais pu lui présenter une foule d’objets capables d’exciter, de développer un goût quelconque : la vie concentrée que je dois mener me fait trembler pour elle. Du moment où mon mari n’a plus d’occupation que dans son cabinet, il faut que je m’y tienne pour l’y distraire et y adoucir ses travaux journaliers, suivant une habitude et un devoir qui ne peuvent être éludés ; cette existence est parfaitement contraire à celle qui convient à une fille de dix ans qu’aucune disposition ne porte à l’étude. Mon cœur se serre à l’idée de cette contradiction, déjà trop éprouvée ; je me sens tombée dans toute la nullité de la province, le défaut de secours extérieurs pour suppléer à ce que je ne pourrai faire moi-même, et je vois sur l’avenir un voile attristant. Si je jugeais mon mari bien heureux à sa manière, l’aspect serait tout autre, l’espérance l’embellirait. Enfin, les destins sont fixés ; il ne s’agit que de les rendre les plus doux qu’il soit possible.

  1. Voir dans Aulard, t. III, p. 113-116, le compte rendu de cette séance du 4 septembre 1791, où Biauzat, « au milieu d’applaudissements redoublés », avait fait acclamer la Constitution de 1791, — entendue comme l’entendaient les Feuillants.