Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1342

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jaloux, les femmes légères et moi prêcheuse. J’ai donc passé mon temps à étudier la morale comme une autre à faire sa toilette ; j’ai vu de grands hommes et des vertus brillantes dans les républiques, et les républiques m’ont paru la plus belle chose du monde. Je me suis fait de mes devoirs les idées les plus touchantes, je n’ai cherché qu’à les remplir, et, sans me fesser comme saint Jérôme, je me suis imposé presque autant de privations. Il est vrai que je ne voulais la liberté qu’avec la justice, et la sagesse qu’avec des formes aimables ; il me semblait qu’on devait professer les principes de Socrate en conservant la politesse de Scipion, et, sans chercher à me montrer à personne, je ne cachais à nul ma façon de penser. Il est résulté de là qu’on m’a calomniée comme si j’eusse imité Messaline, emprisonnée comme une aristocrate, et que je suis menacée d’aller mourir à l’hôpital ou à la guillotine. Chaque état a ses dangers, « et tu sais bien, disait un voleur à son compagnon de gibet, que dans le nôtre on court les chances d’une maladie de plus que les autres hommes ». Apparemment qu’il en est ainsi pour les prêcheuses ; il faut donc remplir son rôle jusqu’à la fin. Partant, je vous invite à calmer votre imagination, attendu que ses angoisses ne remédieraient à rien, motif très consolant pour une tête froide. Il est bien vrai que le général B… venait tous les jours dans notre voisinage, mais tous les jours accompagné du meilleur préservatif du monde contre les tentations qui auraient pu vous alarmer, c’est-à-dire avec sa maîtresse[1]. Aussi sommes-nous demeurés, réciproquement, aux révérences, sans jamais dire un seul mot. Mais vous savez, d’autre part, que Mlle  R…[2] habite ces parages ; on parle beaucoup de ses grandes facultés, de ses goûts, que sais-je encore ?

  1. Nous ignorons le nom de cette dernière consolatrice de Lauzun.
  2. Mlle  Raucourt. À la suite des incidents survenus le 2 septembre au Théâtre-Français pendant la représentation de Paméla, le Comité de Salut public, avait ordonné, et la Convention avait ratifié (P.V.C., 3 septembre), que les comédiens du Théâtre-Français seraient mis en état d’arrestation dans une maison de sûreté. Les acteurs avaient été envoyés aux Madelonnettes et à Port-Libre ; les actrices, parmi lesquelles Mlle  Contat, Raucourt, etc., à Sainte-Pélagie. Madame Roland a raconté (Mém., II, 102-103) la joyeuse façon dont elles s’y installèrent.