Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1427

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où se trouvait l’industrie ; il a voulu y porter remède. Il s’est informé de toutes parts sur les causes du mal. De l’aveu de tous, la première cause est dans la liberté indéfinie laissée à l’industrie et qui a dégénéré en licence. « L’on a souvent abusé des idées qu’il convient d’attacher à ce mot sacré. Par exemple, la liberté, relativement au commerce vu en grand, peut et doit être générale, indéfinie ; à l’égard des manufactures, elle doit être restreinte, il faut l’accorder tout entière quant au goût des étoffes, au choix, à la disposition des nuances, des dessins ; il faut, au contraire, être très rigide sur tout ce qui en étend et assure la consommation, comme les longueurs, les largeurs et la qualité. Ce serait le sujet d’un mémoire intéressant que de déterminer la différence entre commerce et manufacture, d’assigner la portion de liberté qu’il convient d’accorder à chacun, de poser des principes certains sur des objets si intéressants, de fixer les idées avec netteté sur chacun. » Les plaintes de ceux qu’il a consultés auraient eu une bien autre énergie si elles avaient été émises « après les incendies, les vols et les assassinats qui désolent cette ville, car il n’est personne qui n’attribue ces horreurs à la misère du peuple ». Il s’est aussi renseigné dans les pays, en France ou à l’étranger, où s’expédient les étoffes d’Amiens. Il est résulté de ces informations que ces étoffes étaient tellement mauvaises, qu’on était obligé de les refuser. C’est à tort qu’on a voulu chercher une autre cause du mal dans la liberté de fabriquer accordée aux habitants de la campagne. On ne pouvait la leur refuser. Ils n’ont du reste apporté à l’industrie d’Amiens qu’une concurrence peu sérieuse. Il fait voir par des chiffres la diminution croissante du nombre des pièces fabriquées à Amiens et du prix de ces étoffes ; il donne ensuite le résultat d’une inspection qu’il a faite dans Amiens et les environs ; partout il a éprouvé de la résistance : au Pont-de-Metz, on en vint jusqu’à l’injurier. Il a encore d’autres points importants à exposer ; il remet « à les traiter de vive voix pendant mon séjour à Paris, ou par mémoire après mon retour, ainsi que de ceux tout aussi importants qui regardent les villes, bourgs et campagnes du département ». Il a excité les esprits à la paix et à la concorde et termine en promettant amnistie pour tout ce qui s’est passé. Amiens, 23 décembre 1766.

Il faut remarquer ici que Roland n’en est pas encore arrivé à la doctrine de l’entière liberté qu’il professera plus tard avec tant d’énergie ; il veut encore qu’on réglemente « les longueurs, largeurs et qualités ». Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’il ait été en droit d’écrire (Mém. des Services, 1781) : « Ce n’était rien que les jalousie, les haines, les disputes, les abus d’autorité dont Clermont [de] Lodève, Bédarrieux, étaient tourmentés, en comparaison des partis, des conflits d’autorité, des noms odieux, des saisies, des violences, des emprisonnements, de ces actes qui inspirent la révolte, qui… déchiraient la Picardie. J’arrive, je vois, j’écoute, je raisonne, j’apaise, je pacifie tout ; il n’y eut plus ni assignation donnée, ni maréchaussée employée, ni saisie de faite, ni amende de prononcée. Je bannis le conseil, quelquefois intéressé, des avocats, et la main toujours avide des procureurs ; je fis moi-même en Picardie ce que j’avais fait en Languedoc, les placets, les requêtes ; je les présentai, je les sollicitai, je les simplifiai, je les réduisis ; et je fus ce que devrait être toujours un inspecteur, le conseil, l’avocat et le protecteur des fabricants ».

Mais si, dans ce rôle, il se fit aimer du plus grand nombre, il n’eut pas l’heur de plaire aux gros marchands qui tenaient et la Chambre de commerce et la municipalité d’Amiens. Nous rencontrerons souvent les traces de leur hostilité. Ce n’était pas pour lui rendre agréable le séjour de cette ville. Un peu pour cette raison, bien plus encore pour servir les vues de Trudaine, il voyagea beaucoup.