Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/147

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

crois avoir rempli toutes les conditions d’une bonne confession ; ne parlons donc plus de la chose, si ce n’est pour les accessoires.

J’ai été sensible plus que je ne saurais dire à l’inquiétude que vous nous avez témoignée ; je recueille ces marques d’amitié avec un charme inexprimable, elles pénètrent mon cœur et me rendent délicieux les liens qui m’attachent à vous. Dans la retraite de notre paisible ménage nous ignorons le besoin des distractions et de la société commune ; mais les sentiments qui nous animent nous rendent d’autant plus chers ceux de nos parents qui savent les partager. Indifférents aux personnages qui nous environnent, au point de ne les voir que pour éviter la singularité, nous tenons à cent lieues de nous avec une affection et une complaisance qui ne peuvent se comparer que l’une à l’autre. Nous aimons en solitaires : peu d’objets, mais avec transport. C’est, je crois, où doivent en venir toutes les âmes honnêtes qui ont de l’énergie. Amenée depuis longtemps à cette disposition, comment ne se serait-elle pas fortifiée avec ceux qui présentent à mon estime des sujets tels que je les désirais pour l’appliquer justement, et dont je sens toujours mieux la rareté à mesure que les comparaisons se multiplient ? C’est d’après eux que j’espère voir un jour le petit tiers qui s’élève à nos côtés apprécier les hommes et les choses, et juger combien peu, en nombre, les uns et des autres méritent de l’affecter ; en choisissant ainsi ses modèles, je ne craindrai pas qu’il prodigue ses sentiments à des objets indignes. Mais, en me livrant à ces idées, peut-être détourné-je trop les yeux de l’incertitude et la fragilité de l’existence d’un être si jeune et si faible ; cette réflexion me serre le cœur parfois et jette une gaze sur mes jouissances précoces. Pauvre humanité ! La crainte environne toujours le plaisir, même dès l’instant qu’il vient de naître.

Je m’aperçois que je vais philosopher tristement ; ce serait bien étrange en vous écrivant, mon cher frère, si de vous écrire ne me rappelait la distance où vous êtes. Celle où je suis de mon bon ami peut contribuer encore à diminuer ma gaieté. Nous sommes séparés depuis plusieurs jours et pour quelque temps ; il est à Paris, occupé de diverses affaires et particulièrement de celle pour laquelle vous nous en-