Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/309

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que tu me fais avec M. d’Hervillez ne me donnait du malaise. Je ne l’ai toujours point vu, j’attends son arrivée.

M. Descroisilles[1], de Rouen, arrive et m’interrompt ; c’est la cause qui me fait finir en te disant pour lui mille choses, et te priant de me suppléer auprès de M. d’Antic. Adieu, embrasse-moi encore ; il faudra le faire plus d’une fois : j’ai le cœur très gros.


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[À ROLAND, À PARIS[2].]
Lundi, 17 janrier 1783, — [d’Amiens].

Vivat ! je me porte mieux, car tous mes goûts renaissent avec la vivacité qu’ils ont aux beaux jours. J’ai passé la journée d’hier à lire de la poésie et faire de la musique ; les débris de Sophocle, d’Anacréon, de Sapho et des autres enchanteurs m’ont causé une douce ivresse ; je me suis embarquée dans les brillantes chimères de la mythologie, et j’ai été ravie comme au premier voyage. Je commence à croire qu’il fait bon être quelquefois malade ; ces moments de langueur qu’on regarde comme perdus sont ceux d’une régénération, d’un sommeil réparateur : on se réveille avec une nouvelle vie. Mon dîner ne m’a point fait mal, j’ai dormi profondément, j’ai commencé la journée par un petit air d’épinette, après avoir bien joué et caressé ma petite fille qui rôde sans cesse autour de moi, tire mes habits, appelle maman et demande un baiser que je suis encore plus pressée de lui donner. Je fais ranger au cabinet, et demain je m’y établis pour reprendre ma vie ordinaire ; c’est un parti qu’il faut prendre ; je ne saurais faire le plus léger travail avec ce lutin d’enfant qui ne saurait souffrir une table entre moi et lui ; toutes mes lettres sont écrites sur mes genoux près desquels est une chaise où il se tient et d’où il caresse mes mains et chiffonne mon papier.

  1. Sur Descroizilles, chimiste rouennais, voir Appendice D.
  2. Ms. 6238, fol. 229-230.