Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/759

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turelle sur lesquelles j’aime à sauter en oiseau ; quant à la chimie, tant à la mode avec ses fourneaux et son esprit recteur, je ne la trouve bonne que pour les hommes qui ont de celui-ci et dont les bras peuvent souffler les autres ; j’ai des arts en général assez d’idées dont je ne m’occuperai jamais, et je m’amuse d’avance de l’espérance de donner carrière à mon imagination en ne m’occupant que de ce qui la flatte.

Finissant ainsi par où les autres commencent, j’embellirai les années du retour de ces riens heureux, de ces douces images qui font les délices de l’esprit au temps de sa vigueur, et qui auront encore pour moi l’attrait de la nouveauté. Chaque année, nous relirons Plutarque et une partie du bon Jean-Jacques ; nous feuilletterons Montaigne dans les accès de ce que les Anglais nomment humour : sur ce fond nourrissant, nous jetterons l’assaisonnement de toutes les folies poétiques et romanesques de tous les âges, de toutes les fleurs de l’esprit en tout genre.

Je t’ai dit que j’avais relu mon Arioste avec fureur ; j’ai, de plus, fait connaissance avec Boyardo[1] et Berni[2], qu’on devrait lire avant lui ; je vois Thompson[3], que j’avais honte de ne pas connaître ; je parcours mon Métastase et je viens de dévorer Julie, comme si ce n’était pas pour la quatre ou cinquième fois. Mon ami, j’aimerai toujours ce livre-là, et si jamais je deviens dévote, c’est là seulement que j’en prendrai l’envie ; il me semble que nous aurions bien vécu avec tous ces personnages et qu’ils nous auraient trouvés de leur goût, autant qu’ils sont du nôtre.

Je suis passée d’un saut au 4e livre d’Émile, que j’avais un nouvel intérêt de revoir et dont je sens mieux que jamais les beautés ; je retourne à présent au commencement.

  1. Boïardo (1430-1494), l’auteur de l’Orlando innamorato.
  2. Berni (1490-1536) a refait, burlesque, le poème de Boïardo.
  3. Les Saisons de Thomson (Madame Roland écrit Thompson) avaient paru en 1730 et la première traduction française est de 1759 ; mais Madame Roland pouvait lire tant bien que mal l’original. — Voir la lettre suivante.