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financiers, l’oblige à user de la responsabilité des ministres et à faire un éclatant exemple du plus infâme tartuffe qui se soit joué de la confiance d’une nation généreuse et trop enthousiaste. Sans cette nouvelle révolution, la guerre civile me paraît inévitable, ses déchirements morcelleront l’empire, et l’œil humain ne peut plus prévoir les événements qui devront en résulter.

On parle de préparatifs en Savoie, cela s’est déjà murmuré plusieurs fois ; mais admirez avec quelle justesse nos ennemis jugent certaines choses : dans l’extrait du mémoire de Bonne-Savardin[1], on compte gagner aisément Lyon aux princes en lui accordant quelques privilèges pour son commerce. Il n’y a véritablement dans cette ville que l’esprit du gain, et, comme le lui a justement appliqué notre ami, d’après Montesquieu, dans les pays où règne l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, de toutes les vertus morales.

Le peuple seul, avec des lumières, eût eu des intentions équitables, parce que, ainsi qu’il faut toujours le répéter, son intérêt est nécessairement juste, puisqu’il est l’intérêt général. Mais, après l’avoir opprimé, on a négligé de l’instruire et de le soulager ; on l’a excité par une conduite artificieuse : il s’est enflammé, emporté ; il est devenu coupable. Et l’on triomphe des torts qu’on lui a fait avoir ! Je vous le confesse, l’histoire de Lyon me navre le cœur.

Il me semble évident qu’avec de la sagesse et de l’activité on aurait prévenu les excès de ce peuple malheureux ; je crois vous l’avoir déjà mandé. Mais qu’on ne perde jamais de vue ces deux points : l’aristocratie lyonnaise n’a jamais ambitionné que de pouvoir accuser le peuple de factions et d’être autorisée à faire garder la ville par des troupes réglées ; elle est parvenue à voir le peuple, irrité par une suite de négligences ou de manœuvres, oublier les voies légales et recourir à la violence ; dès lors, l’emploi de la force est devenu nécessaire et juste.

Donc Lyon est ou sera bientôt perdu pour la Révolution, à moins que celle-ci ne devienne si bien assurée, si triomphante, que son ascendant agisse

  1. Le comte d’Artois, réfugié à Turin, correspondait avec Paris pour faire évader Louis XVI, qui se serait rendu à Lyon, où une armée sarde de 25,000 hommes serait venue l’assister. Le capitaine de Bonne-Savardin, agent de cette correspondance, avait été arrêté au Pont-de-Beauvoisin, à son retour de Turin, le 1er mai 1790, porteur de papier compromettants, conduit à Lyon, enfermé à Pierre-Seize, d’où on le transféra à Paris dans la prison de l’Abbaye. Il s’en évada le 13 juillet, fut repris à Châlons-sur-Marne le 28, et ramené d’abord à l’Abbaye, puis au Châtelet ; puis, après plus d’une année de détention, acquitté par la Haute-Cour d’Orléans (septembre 1791). — Voir Tuetey, I, 1384-1445 ; Tourneux, p. 1221 et suiv.