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la chose publique, et pour se faire citoyen actif avec nos campagnards paisibles dont nous avons les mœurs, dont nous mènerons toujours la vie.

Champagneux incline également à se retirer chez lui. Si Blot prend alors son journal et forme quelque arrangement que ce soit, je lui souhaiterai beaucoup de succès, mais nous n’y serons pour rien ; il m’est démontré que son ton chaud et dominant fera toujours dissonance avec la manière ferme et rigide de mon excellent ami.

Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, nos âmes ne cesseront pas de s’entendre, et nous nourrirons tout ce que la conformité de principes, de sentiments peut entretenir de correspondance et de liens.

Ma lettre à Brissot avait moins pour objet de le faire revenir sur ses pas que de l’engager à s’informer plus scrupuleusement des faits avant de les présenter dorénavant sous tel ou tel jour. Je ne lui ai pas donné ma façon de voir comme la meilleure, mais comme devant être comparée avec son contraire pour s’assurer de la vérité. J’aurais eu autant de tort de lui dire que toutes mes considérations étaient exclusivement des plus justes, que Blot en a eu d’avancer que tout ce qui était dans ma lettre était faux. Voilà un jugement qui sent la passion, et certainement mes réflexions n’avaient rien de semblable.

J’avais commencé par observer qu’à cinq lieues de la scène je ne pouvais rien garantir, mais qu’à cent il avait pu s’égarer. Ce que j’ai dit de l’énormité des octrois, de la misère du peuple par cette cause, de sa longue attente d’un soulagement, de ce qu’aurait dû la municipalité et de ce qu’elle n’a pas fait par négligence ou par incapacité, est malheureusement trop exact. On ne peut pas dire que ces choses-là soient fausses, en ayant sa têté à soi et son âme dans ses mains. Mais Blot ne peut plus être juste avec nous, et certainement ce malheur est plus grand pour lui que pour nous-mêmes ; aussi je le plains sans lui en vouloir.

J’ai un tort qu’il ne me pardonnera jamais : je lui ai laissé voir que j’avais eu de son caractère une plus haute idée que celle qui me restait ; j’en avais encore une trop relevée en ayant cette franchise ; il y a peu de gens qui puissent la digérer et je me suis rappelé cette maxime, que mon cœur ne goûta jamais : soyez avec vos amis comme s’il devaient être vos ennemis un jour. C’est un abominable précepte, qui a son genre de sagesse pour quiconque soumet tout au calcul. Mais les âmes pures n’ont besoin que d’être elles-mêmes, et, si elles y perdent quelques relations, elles en conservent plus sûrement celles qui leur restent.