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Page:Rolland - Beethoven, 3.djvu/28

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BEETHOVEN

désincarné pour « n’avoir que faire de notre univers mesuré et stérile ». C’est de cet univers qu’il extrait ses éléments ; et ces éléments sont d’autant plus riches que le créateur est plus vivant, — c’est-à-dire qu’il participe davantage à la vie de cet univers. Il ne viendrait pas à l’idée du grand Gœthe de déprécier l’apport de la Nature à son génie. Il met plutôt sa fierté à proclamer que son génie doit tout à la Nature, et qu’il la sert. — On ne voit pas de quoi serait faite l’étoffe des rêves de Beethoven, si elle ne l’était de l’étoffe même de cet univers, avec lequel nous faisons corps, nous tous, nos pensées, nos joies, nos souffrances et nos passions.

Peut-il donc nous être indifférent de prendre conscience de ce corps ? Essayez un peu d’en séparer l’essence de l’œuvre d’art ! Autant voudrait prétendre séparer le feu de son aliment… Et que resterait-il de la flamme immortelle d’Othello, sans la tragédie très mortelle de la belle de Venise et de son noir jaloux ? Je vous défie de pénétrer l’essence profonde d’une sonate ou d’un quatuor de Beethoven, si vous n’avez au moins la subconscience de la tragédie intérieure, — de cette terre puissante et chaude, dont la musique est la fleur.

C’est grande illusion des musiciens, de croire que la matière de leur art est radicalement différente de celle des autres arts. Il n’existe point dans la création humaine des mondes fermés, d’une substance étrangère à celle qui forme notre planète, comme ces bolides tombés d’autres planètes. La substance de tous les arts est la même : et c’est l’effort de l’être pour réaliser une harmonie — (qui est la forme la plus parfaite de la maîtrise sur les choses) — avec ses propres