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Page:Rolland - Beethoven, 3.djvu/67

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LE CHANT DE LA RÉSURRECTION

Mais il faut comprendre, si l’on est homme, que toutes ces faiblesses et ces tares d’un grand homme sont la rançon, non seulement des circonstances et du milieu qui l’oppressent, mais de son génie : car le don du ciel n’est pas léger, qui charge du faix d’un génie les épaules d’un pauvre bougre, comme nous sommes tous, à la fois fier et effaré de le porter. Certaines déformations d’esprit ou de caractère proviennent de la réaction même de l’être ordinaire contre cette charge qui le dépasse.

Et par exemple, il en est de ce « Moralisme » chez Beethoven, comme chez Tolstoï. Tolstoï s’en bardait et s’en sanglait, pour combattre contre sa nature[1]. Beethoven s’y raidissait, pour ne pas succomber dans le combat contre le sort. Dans les deux cas, c’est une armure, qui déforme les membres, mais qui aide à vivre.

Beethoven avait à sauver du désespoir, de l’abdication, de la trahison qui rôde en chacun de nous, et en les grands plus qu’en les petits, son art, son Dieu, son « Heiligtum ». Que de raisons il aurait eues de renoncer, de se relâcher, de se livrer aux mille et mille concessions quotidiennes, où l’âme ordinaire s’enlise ! Il lui fallait se cuirasser de ce « Carac-

  1. Dans le même temps où Tolstoï, près de sa fin, dictait à Boulgakov son Éthique de moine obscurantiste, qui nie implacablement la science et l’art, il s’abandonnait avec délices à la musique de Chopin et s’indignait qu’autour de lui on discutât de la vie, morale ou non, de Chopin, — « comme si la morale avait rien à faire avec la beauté ! » — Et Beethoven, dont on connaît le blâme puritain qu’il infligeait à Mozart pour avoir choisi le sujet de Don Juan, copiait sur une feuille d’esquisses de la Missa Solemnis le terzetto de l’acte II de Don Juan, pour s’exercer au bel canto !