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Page:Rolland - Beethoven, 3.djvu/70

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BEETHOVEN

« — Seul, toi, Tout-Puissant, tu vois dans mon cœur, tu suis que j’ai sacrifié mon meilleur propre pour mon cher Karl : bénis mon œuvre, bénis la veuve ! Pourquoi ne puis-je pas suivre entièrement mon cœur, et elle, la veuve, la seconder ?Dieu ! Dieu ! mon appui, mon rocher, mon tout ! Tu vois mon cœur, tu sais combien cela me fait mal de devoir faire souffrir quelqu’un pour mon cher Karl ! Ô écoute, Éternel, Inexprimable, écoute-moi, ton malheureux, le plus malheureux de tous les mortels ![1] »

Comment pourrait-on résister à de tels accents ? Quand on voit non seulement les difficultés de son existence, cette lutte acharnée et épuisante à laquelle l’obligent, sans répit, les circonstances catastrophiques où il doit vivre, et le désavantage épouvantable dont il est marqué dans ce combat par la perte de sa meilleure arme, de son ouïe, avec toute la méfiance, la misanthropie qui forcément en résultent, — quand on voit de plus la lourde et malsaine hérédité dont il est chargé, et qui s’accuse si péniblement dans la vie et sur les traits de ses deux frères, — on comprend que ce Sisyphe qui s’obstine à rouler jusqu’au haut son rocher, ne soit pas un modèle pour académie de dessin, qu’il ait des poses gauches, brutales, maladroites, laides, maintes fois. L’admirable, c’est qu’il en ait si peu, et qu’il ait pu tenir, toute une vie, dans cette escalade vertigineuse, avec un héroïsme aussi constant et une pareille magnanimité.

Il lui est évident qu’il s’use en vain dans ce combat de tous les jours avec le monde, et qu’il lui faut y échapper,

  1. Manuscrit Fischhoff, 1818.