Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/22

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plissés aux tempes, placides et railleurs ; à d’autres les songes creux ! Je conte ce que j’ai vu, ce que j’ai dit et fait… N’est-ce pas grande folie ? Pour qui est-ce que j’écris ? Certes pas pour la gloire ; je ne suis pas une bête, je sais ce que je vaux, Dieu merci !… Pour mes petits-enfants ? De toutes mes paperasses, que restera dans dix ans ? Ma vieille en est jalouse, elle brûle ce qu’elle trouve… Pour qui donc ? — Eh ! pour moi. Pour notre bon plaisir. Je crève si je n’écris. Je ne suis pas pour rien le petit-fils du grand-père, qui n’eût pu s’endormir avant d’avoir noté, au seuil de l’oreiller, le nombre de pots qu’il avait bus et rendus. J’ai besoin de causer ; et dans mon Clamecy, aux joutes de la langue, je n’en ai tout mon soûl. Il faut que je me débonde, comme cet autre qui faisait le poil au roi Midas. J’ai la langue un peu longue ; si l’on venait à m’entendre, je risque le fagot. Mais tant pire, ma foi ! Si l’on ne risquait rien, on étoufferait d’ennui. J’aime, comme nos grands bœufs blancs, à remâcher le soir le manger de ma journée. Qu’il est bon de tâter, palper et peloter tout ce qu’on a pensé, observé, ramassé, de savourer du bec, de goûter, regoûter, laisser fondre sur sa langue, déglutiner lentement en se le racontant, ce qu’on n’a pas eu le temps de déguster en paix, tandis qu’on se hâtait de l’attraper au vol ! Qu’il est bon de faire le tour de son petit univers, de se dire : « Il est à moi. Ici, je suis maître et seigneur. Ni froidure ni gelées n’ont de prise sur lui. Ni roi, ni pape, ni guerres. Ni ma vieille grondeuse… »