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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/158

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Jean-Christophe

un jeune artiste allemand, qui habitait Berlin, et qu’il avait connu jadis. Christophe écoutait, tout oreilles. Brusquement, il dit :

— Et toi, grand-père ?

Le vieux eut un tressaillement.

— Quoi ? demanda-t-il.

— Est-ce que tu en as fait, toi aussi, de ces choses ?

— Certainement, fit le vieux d’une voix fâchée.

Il se tut ; et après quelques pas, il soupira profondément. C’était une des douleurs de sa vie. Il avait toujours désiré écrire pour le théâtre ; et l’inspiration l’avait toujours trahi. Il avait bien dans ses cartons un ou deux actes de sa façon ; mais il conservait si peu d’illusion sur leur valeur, qu’il n’avait jamais osé les soumettre au jugement de personne.

Ils ne se dirent plus un mot, jusqu’à ce qu’ils fussent rentrés. Ils ne dormirent ni l’un ni l’autre. Le vieux avait de la peine. Il avait pris sa Bible pour se consoler. — Christophe repassait dans son lit tous les événements de la soirée ; il se rappelait les moindres détails, et la fille aux pieds nus lui réapparaissait. Quand il allait s’assoupir, une phrase de musique résonnait à son oreille, aussi distinctement que si l’orchestre était là ; il tressautait de tout son corps ; il se soulevait sur son oreiller, la tête ivre de musique, et il pensait : « Un jour,

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