Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
le matin

portait son manteau, quand ils marchaient ; il l’eût porté lui-même. Il le couvait des yeux, comme un amoureux. Et à vrai dire, il était amoureux.

Il ne le savait pas, ne sachant pas encore ce que c’était que l’amour. Mais par instants, quand ils étaient ensemble, ils étaient pris d’un trouble étrange, — le même qui l’avait étreint, le premier jour de leur amitié, dans le bois de sapins ; — et des bouffées lui montaient à la face, lui mettaient le rouge aux joues. Il avait peur. D’un accord instinctif, les deux enfants s’écartaient craintivement l’un de l’autre, se fuyaient, restaient en arrière, en avant, sur la route ; ils feignaient d’être très occupés à chercher des mûres dans les buissons ; et ils ne savaient pas ce qui les inquiétait.

Mais c’était surtout dans leurs lettres que ces sentiments s’exaltaient. Ils ne risquaient pas d’être contredits par les faits ; et rien ne venait gêner leurs illusions, ni les intimider. Ils s’écrivaient maintenant, deux ou trois fois par semaine, dans un style d’un lyrisme passionné. À peine s’ils parlaient des événements réels et des choses familières. Ils agitaient de graves problèmes sur un ton apocalyptique, qui passait sans transition de l’enthousiasme au désespoir. Ils s’appelaient « mon bien, mon espoir, mon aimé, mon moi-même ». Ils faisaient une consommation effroyable du mot : « âme ». Ils

93