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le matin

leurs yeux riants et humides de larmes. Cette froide et coquette petite fille, ce garçon orgueilleux, étaient dévorés du besoin de se sacrifier, de se donner, de souffrir, de mourir l’un pour l’autre. Ils ne se reconnaissaient plus, ils n’étaient plus eux-mêmes ; tout était transformé : leur cœur, leurs traits, leurs yeux rayonnaient d’une bonté et d’une tendresse touchantes. Minutes de pureté, d’abnégation, de don absolu de soi-même, qui ne reviendront plus dans la vie !

Après un balbutiement éperdu, après des promesses passionnées d’être l’un à l’autre toujours, après des baisers et des mots incohérents et ravis, ils s’aperçurent qu’il était tard, et ils revinrent en courant, se tenant par la main, au risque de tomber dans les allées étroites, se heurtant aux arbres, ne sentant rien, aveugles et ivres de joie.

Lorsqu’il l’eut quittée, il ne rentra pas chez lui : il n’aurait pu dormir. Il sortit de la ville et marcha à travers champs ; il se promena au hasard, dans la nuit. L’air était frais, la campagne obscure et déserte. Une chouette hululait frileusement. Il allait comme un somnambule. Il monta la colline, au milieu des vignes. Les petites lumières de la ville tremblaient dans la plaine, et les étoiles dans le ciel sombre. Il s’assit sur un mur du chemin, et fut pris brusquement d’une crise de larmes. Il ne savait

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