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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/20

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Jean-Christophe

sante. Il devait traverser la pièce trop cirée, pour aller baiser la main de Leurs Altesses ; et plus il grandissait, plus il devenait gauche ; car il se trouvait ridicule, et son orgueil souffrait.

Ensuite, il se mettait au piano, et il devait jouer pour ces imbéciles : — il les jugeait tels. — Il y avait des moments où l’indifférence environnante l’oppressait tellement, pendant qu’il jouait, qu’il était sur le point de s’arrêter net au milieu du morceau. L’air manquait autour de lui ; il était comme asphyxié ; il tombait dans le vide. On le comblait de félicitations, quand il avait fini ; on l’assommait de compliments ; on le présentait de l’un à l’autre, Il pensait qu’on le regardait comme un animal curieux, qui faisait partie de la ménagerie du prince, et que les éloges s’adressaient plus à son maître qu’à lui. Il se croyait avili, et il devenait d’une susceptibilité maladive, dont il souffrait d’autant plus, qu’il n’osait pas la montrer. Il voyait une offense dans les façons d’agir les plus simples : si l’on riait dans un coin du salon, il se disait que c’était de lui ; et il ne savait pas si c’était de ses manières, ou de son costume, ou de son physique : de ses pieds, de ses mains, qu’on se moquait. Tout l’humiliait : il était humilié si on ne lui parlait pas, humilié si on lui parlait, humilié si on lui donnait des bonbons, comme à un enfant, humilié surtout si le grand-duc,

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