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le matin

que Christophe ne connaissait pas, et dont le souvenir les faisait rire, sa mère et elle. Christophe se sentait un étranger au milieu de ce récit ; il ne savait quelle contenance faire, et riait d’un air gêné. Il ne quittait pas des yeux le visage de Minna, appelant ses yeux, implorant l’aumône d’un regard. Mais quand elle le regardait, — ce qu’elle faisait rarement, s’adressant plus souvent à sa mère qu’à lui, — ses yeux, comme sa voix, étaient aimables et indifférents. Se surveillait-elle à cause de sa mère, ou la comprenait-il mal ? Il eût voulu lui parler, seul à seule ; mais madame de Kerich ne les quitta pas un moment. Il essaya de mettre la conversation sur un sujet qui lui fût personnel ; il parla de ses travaux, de ses projets ; il avait vaguement conscience que Minna lui échappait ; et d’instinct, il tâchait de l’intéresser à lui. En effet, elle sembla l’écouter avec beaucoup d’attention ; elle coupait son récit par des interjections variées, qui ne tombaient pas toujours très à propos, mais dont le ton semblait plein d’intérêt. Mais au moment où il se remettait à espérer, grisé par un de ses charmants sourires, il vit Minna mettre sa petite main devant sa bouche, et bâiller. Il s’interrompit net. Elle s’en aperçut, et s’excusa aimablement, prétextant sa fatigue. Il se leva, pensant qu’on le retiendrait encore ; mais on ne lui dit rien. Il prolongeait ses

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