Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/31

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le matin

bleues comme des pierreries, fourmillaient aux premières lueurs du jour ; elles grouillaient comme les reptiles de la tête de Méduse, se jetant voracement sur le pain qu’on jetait ; elles descendaient autour, à mesure qu’il s’enfonçait, et tournaient en spirales, puis s’effaçaient d’un trait, comme un rayon de lumière. Le fleuve se teintait de reflets roses et mauves. Les oiseaux s’éveillaient les uns après les autres. On rentrait en hâte ; on regagnait, avec les mêmes précautions qu’au départ, la chambre à l’air épais, et le lit, où Christophe, qui tombait de sommeil, s’endormait aussitôt, le corps tout frais de l’odeur des champs.

Tout allait bien ainsi, et on ne se serait aperçu de rien, si Ernst, le frère cadet, n’avait un jour dénoncé les sorties de Christophe : dès lors, elles lui furent interdites, et on le surveilla. Il ne s’en échappait pas moins ; et il préférait à toute autre société celle du petit colporteur et de ses amis. Les siens étaient scandalisés. Melchior disait qu’il avait des goûts de manant. Le vieux Jean-Michel était jaloux de l’affection de Christophe pour Gottfried ; et il le sermonnait de s’abaisser à plaisir en une compagnie aussi vulgaire, quand il avait l’honneur d’approcher l’élite, et de servir les princes. On trouvait que Christophe manquait de dignité et de respect de soi-même.