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Jean-Christophe

qu’il a faite, quelques fleurs que Jean-Michel aimait. Il n’y manque jamais, ne passât-il que quelques heures en ville ; et il se cache pour le faire.

Louisa emmène quelquefois Christophe avec elle, dans ses visites au cimetière. Christophe a un dégoût affreux pour cette terre grasse, revêtue d’une sinistre parure de fleurs et d’arbres, et pour l’odeur lourde qui flotte au soleil, mêlée à l’haleine des cyprès sonores. Mais il n’ose avouer sa répugnance, parce qu’il se la reproche comme une lâcheté et comme une impiété. Il est très malheureux. La mort de grand-père ne cesse de le hanter. Pourtant, il y a longtemps déjà qu’il sait ce que c’est que la mort, qu’il y pense, et qu’il en a peur. Mais jamais il ne l’avait encore vue ; et qui la voit pour la première fois s’aperçoit qu’il ne connaissait rien encore, ni de la mort, ni de la vie. Tout est ébranlé d’un coup, toute la raison qu’on a ne sert de rien. On croyait vivre, on croyait avoir quelque expérience de la vie : on voit qu’on ne savait rien, on voit qu’on ne voyait rien, qu’on vivait enveloppé d’un voile d’illusions que l’esprit avait tissé et qui cachait aux yeux le visage terrible de la réalité. Il n’y a nul rapport entre l’idée de la souffrance et l’être qui saigne et qui souffre. Il n’y a nul rapport entre la pensée de la mort et les convulsions de la chair et de l’âme qui se débat et qui meurt. Tout le langage

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