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le matin

humain, toute la sagesse humaine, n’est qu’un guignol de raides automates, auprès de l’éblouissement funèbre de la réalité, et des êtres de boue et de sang, dont tout l’effort désespéré et vain est de fixer une vie, qui pourrit chaque jour.

Christophe y pensait, jour et nuit. Les souvenirs de l’agonie le poursuivaient ; il entendait l’horrible respiration ; toutes les nuits, quoi qu’il fît, il revoyait grand-père. La nature entière avait changé ; il semblait qu’il se fût étendu sur elle une brume de glace. Autour de lui, partout, de quelque côté qu’il se tournât, il sentait sur sa face le souffle meurtrier de la Bête aveugle et toute puissante ; il sentait qu’il était sous le poing de cette épouvantable Force de destruction, et qu’il n’y avait rien à faire. Mais loin de l’accabler, cette pensée le brûlait d’indignation et de haine. Il n’avait rien d’un résigné. Il se lançait tête baissée contre l’impossible ; et il avait beau se briser le front, et reconnaître qu’il n’était pas le plus fort ; il ne cessait point de se révolter contre la souffrance. Dès lors, sa vie fut une lutte de tous les instants contre la férocité d’un Destin, qu’il ne pouvait pas admettre.