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le matin

poseur. Ses frères se moquaient de lui et mangeaient sa part.

Il fallait pourtant trouver les moyens de vivre. Son traitement à l’orchestre n’y suffisait plus. Il donna des leçons. Son talent de virtuose, sa bonne réputation, et surtout la protection du prince, lui attirèrent une nombreuse clientèle dans la haute bourgeoisie. Tous les matins, depuis neuf heures, il enseignait le piano à des fillettes, souvent plus âgées que lui, qui l’intimidaient horriblement par leurs coquetteries et qui l’exaspéraient par la niaiserie de leur jeu. Elles étaient en musique d’une stupidité parfaite ; en revanche, elles possédaient toutes, plus ou moins, un sens aigu du ridicule ; et leur regard moqueur ne faisait grâce à Christophe d’aucune de ses maladresses. C’était une torture pour lui. Assis à côté d’elles, sur le bord de sa chaise, rouge et guindé, crevant de colère et n’osant pas bouger, se tenant à quatre pour ne pas dire de sottises et ayant peur du son de sa voix et peine à sortir une parole de sa gorge, s’efforçant de prendre un air sévère et se sentant observé du coin de l’œil, il perdait contenance, se troublait au milieu d’une observation, craignait d’être ridicule, l’était, et s’emportait jusqu’aux reproches blessants. Mais il était bien facile à ses élèves de se venger ; et elles n’y manquaient point, en l’embarrassant par une cer-

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