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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/89

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le matin

serait poète, quand bien même il devrait s’enfuir de sa ville, comme Schiller, et affronter la misère ! (D’ailleurs, la fortune de son père lui reviendrait tout entière, et elle était considérable.) Il avoua, en rougissant, qu’il avait déjà écrit des vers sur la tristesse de vivre ; mais il ne put se décider à les dire, malgré les prières de Christophe. À la fin, cependant, il en cita deux ou trois, en bredouillant d’émotion. Christophe les trouva admirables. Ils échangèrent leurs projets : plus tard, ils travailleraient ensemble ; ils écriraient des drames, des Liederkreise. Ils s’admiraient mutuellement. Outre sa réputation musicale, la force de Christophe, sa hardiesse de façons en imposait à Otto. Et Christophe était sensible à l’élégance d’Otto, à la distinction de ses manières, — tout est relatif en ce monde, — et à son grand savoir, ce savoir qui lui manquait totalement et dont il avait soif.

Engourdis par le repas, et les coudes sur la table, ils parlaient et s’écoutaient parler l’un l’autre, avec des yeux attendris. L’après-midi s’avançait. Il fallait partir. Otto fit un dernier effort pour s’emparer de la note ; mais Christophe le cloua sur place d’un regard mauvais, qui lui enleva tout désir d’insister. Christophe n’avait qu’une inquiétude : c’est qu’on lui demandât plus que ce qu’il possédait ; il eût donné sa montre et tout ce qu’il avait sur lui, plutôt

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