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Jean-Christophe

médiocrité : — la Critique. Il bombarda ses confrères. L’un d’eux s’était permis d’attaquer le mieux doué des compositeurs vivants, le représentant le plus avancé de la nouvelle école, Hassler, auteur de symphonies à programme, à vrai dire assez extravagantes, mais pleines de génie. Christophe, qui, — on s’en souvient peut-être, — lui avait été présenté, quand il était enfant, gardait toujours pour lui une tendresse secrète, en reconnaissance de l’enthousiasme et de l’émotion qu’il avait eus jadis. Voir un critique stupide, dont il savait l’ignorance, faire la leçon à un homme de cette taille, et le rappeler à l’ordre et aux bons principes, le mit hors de lui :

— « L’ordre ! L’ordre ! — s’écria-t-il — vous ne connaissez pas d’autre ordre que celui de la police. Le génie ne se laisse pas mener dans les chemins battus. Il crée l’ordre, et érige sa volonté en loi. »

Après cette orgueilleuse déclaration, il saisit le malencontreux critique, et, relevant toutes les âneries qu’il avait écrites depuis un certain temps, il lui administra une correction magistrale.

La critique tout entière sentit l’affront. Jusque-là, elle s’était tenue à l’écart du combat. Ils ne se souciaient point de risquer des rebuffades : ils connaissaient Christophe, ils savaient sa compétence, et ils savaient aussi qu’il n’était pas patient. Tout au plus, certains d’entre eux avaient-ils exprimé discrètement le regret qu’un compositeur aussi bien doué se fourvoyât dans un métier, qui n’était pas le sien. Quelle que fût leur opinion (quand ils en avaient une), et si blessés qu’ils fussent par celle de Christophe, ils respectaient en lui leur propre privilège de pouvoir tout critiquer sans être eux-mêmes critiqués. Mais quand ils virent Christophe rompre brutalement la convention tacite qui les liait, ils reconnurent en lui aussitôt un ennemi de l’ordre public. D’un commun accord, il leur sembla révoltant qu’un tout jeune homme se permît de manquer de respect aux gloires nationales ; et ils commencèrent contre lui une campagne achar-

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