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Jean-Christophe

— Eh bien, donc, qu’est-ce que tu veux ? Tu ne veux pourtant pas nous perdre ?

Elle dit :

— Je veux qu’on le sauve.

Ils se mirent à réfléchir. Christophe n’avait pas bougé de place : raidi dans son orgueil, il semblait ne pas entendre qu’il s’agissait de lui ; mais il était ému de l’intervention de Lorchen. Lorchen ne paraissait pas davantage savoir qu’il était là : adossée à la table où il était assis, elle fixait d’un air de défi les paysans, qui fumaient, en regardant à terre. Enfin, son père, après avoir mâchonné sa pipe, dit :

— Qu’on dise ou qu’on ne dise pas quelque chose, — s’il reste, son affaire est claire. Le maréchal des logis l’a reconnu : il ne lui fera pas grâce. Il n’y a qu’un parti pour lui, c’est qu’il file tout de suite, de l’autre côté de la frontière.

Il avait réfléchi qu’après tout, il serait plus avantageux pour eux que Christophe se sauvât : il se dénonçait ainsi lui-même ; et, quand il ne serait plus là pour se défendre, on n’aurait pas de peine à se décharger sur lui de tout le gros de l’affaire. Les autres approuvèrent. Ils se comprenaient parfaitement. — Maintenant qu’ils étaient décidés, ils avaient tous hâte que Christophe fût déjà parti. Sans manifester aucune gêne de ce qu’ils avaient dit, un moment avant, ils se rapprochèrent de lui, feignant de s’intéresser vivement à son salut.

— Pas une minute à perdre, monsieur, dit le père de Lorchen. Ils vont revenir. Une demi-heure pour aller au fort. Une demi-heure pour retourner… Il n’y a que le temps de filer.

Christophe s’était levé. Lui aussi avait réfléchi. Il savait que s’il restait, il était perdu. Mais partir, partir sans revoir sa mère ?… Non, ce n’était pas possible. Il dit qu’il retournerait d’abord en ville, qu’il aurait encore le temps d’en repartir dans la nuit, et de passer la frontière. Mais ils poussèrent les hauts cris. Tout à l’heure, ils lui avaient

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