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LA FOIRE SUR LA PLACE

qui tournaient, tournaient indéfiniment, comme des chevaux de cirque ; le choc soudain de la lumière d’or du Bon Samaritain ; les figures d’épouvante dans l’ombre ; et puis, des abîmes, des nuits. Puis, il surnageait de nouveau, il déchirait les nuées grimaçantes, il crispait les poings et la mâchoire. Il s’accrochait à tous ceux qu’il aimait dans le présent et le passé, à la figure amie qu’il avait entrevue tout à l’heure, à la chère maman, et aussi à son être indestructible, qu’il sentait comme un roc : « la mort n’y mord »… — Mais le roc était de nouveau recouvert par la mer ; un choc des vagues faisait lâcher prise à l’âme ; elle était emportée, roulée par l’écume. Et Christophe se débattait dans le délire, disant des paroles insensées, dirigeant et jouant un orchestre imaginaire : trombones, trompettes, cymbales, timbales, bassons, et contrebasses,… il râclait, soufflait, tapait, avec frénésie. Le malheureux bouillait de musique rentrée. Depuis des semaines qu’il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il était comme une chaudière sous pression, près d’éclater. Certaines phrases obstinées s’enfonçaient dans son cerveau comme des vrilles, lui perforaient le tympan, le faisaient souffrir à hurler. Au sortir de ces crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, trempé, moulu, haletant, étouffant. Il avait installé près de son lit son pot à eau, dont il buvait des gorgées. Les bruits des chambres voisines, les portes des mansardes qu’on refer-