Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 7.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

91
DANS LA MAISON

— Mais on n’a pas non plus celui de la dire tout entière à tous.

— Et c’est toi qui parles ? Toi qui ne cesses pas de réclamer la vérité, toi qui prétends l’aimer plus que tout au monde !

— Oui, la vérité pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c’est une cruauté et une bêtise. Oui, je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu à l’idée ; là-bas, en Allemagne, ils n’ont pas, comme chez vous, la maladie de la vérité : ils tiennent trop à vivre ; ils ne voient, prudemment, que ce qu’ils veulent voir. Je vous aime de n’être pas ainsi : vous êtes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous êtes inhumains. Quand vous croyez avoir déniché une vérité, vous la lâchez dans le monde, sans vous inquiéter si, comme les renards de la Bible, à la queue enflammée, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous préfériez la vérité à votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres… halte-là ! Vous en prenez trop à votre aise. Il faut aimer la vérité plus que soi-même, mais son prochain plus que la vérité.

— Faut-il donc lui mentir ?

Christophe lui répondit par les paroles de Goethe :

— « Nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les gar-