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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

occupé du sien. Il s’y faisait un bouleversement qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s’agiter, était plus calme que lui. De tous ceux que voyait Christophe, il était le seul qui semblât être resté à l’abri de la contagion. Si oppressé qu’il fût par l’attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu’il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille ; il savait aussi que c’est le rôle de la France d’être le champ d’expériences pour le progrès humain, et que toutes les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d’être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entrégorgement de la civilisation, il eut redit volontiers la devise d’Antigone : « Je suis fait pour l’amour, et non pas pour la haine. » — Pour l’amour, et pour l’intelligence, qui est une autre forme de l’amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d’êtres s’apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de s’aimer et de garder leur raison intacte, dans la tourmente. Il se souvenait de Goethe, refusant de s’associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l’Allemagne contre la France.