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LES PRÉCURSEURS

peu d’ordinaire, ne parlant jamais de lui », et qui ne livre qu’une fois le secret des pensées qui l’angoissent, — dans le crépuscule qui suit la tuerie, quelques heures avant que lui-même soit tué. Il songe à ceux qu’il a tués, à la démence du corps à corps :

— « Il le fallait, dit-il. Il le fallait, pour l’avenir ».

Il croisa les bras, hocha la tête :

— « L’avenir ! s’écria-t-il tout d’un coup. De quels yeux ceux qui vivront après nous regarderont-ils ces tueries et ces exploits, dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons, s’il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d’apaches !… Et pourtant, continua-t-il, regarde ! Il y a une figure qui s’est élevée au-dessus de la guerre, et qui brillera pour la beauté et l’importance de son courage… »

« J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché vers lui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence du crépuscule, d’une bouche presque toujours silencieuse. Il cria d’une voix claire :

— « Liebknecht ! »

Dans la même soirée, l’humble territorial Marthereau, « à la face de barbet, toute plantée de poils », écoute un camarade qui dit : « Guillaume est une bête puante, mais Napoléon est un grand homme », et qui, après avoir gémi sur la guerre, célèbre l’ardeur guerrière du seul petit gars qui lui reste. Marthereau branle sa tête lassée, où luisent deux beaux yeux de chien qui s’étonne et qui songe, et il soupire : « Ah ! nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi des malheureux et des pauv’diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes trop bêtes ! »

Mais le plus souvent, le cri d’humanité qui sort de ces humbles compagnons est anonyme. On ne sait au juste celui qui vient de parler, car tous, à des moments, n’ont qu’une pensée commune. Née des communes