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Page:Rolland Clerambault.djvu/258

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ché de la vie normale, des joies et des labeurs de tous, par ses infirmités qui faisaient de lui une épave : il était borgne et manchot ; il en avait une honte absurde, qui le brûlait. Les regards de commisération hâtive, qu’il avait cru surprendre dans la rue, le faisaient rougir, comme une aumône qu’on jette de côté, en détournant la tête du spectacle déplaisant. Car, dans son amour-propre, il s’exagérait sa laideur. Il avait le dégoût de la difformité. Il pensait aux joies perdues, à sa jeunesse saccagée ; il était jaloux des couples qu’il voyait passer et il s’enfermait pour pleurer.

Ce n’était pas tout encore ; et lorsqu’il se fut déchargé du gros de son amertume dans la compassion de Clerambault, qui l’encourageait à parler, il atteignit au fond du mal, que lui et ses compagnons portaient avec terreur, comme un cancer qu’on n’ose pas regarder. Au travers de ses paroles obscures, violentes, tourmentées, Clerambault aperçut ce qui dévastait l’âme de ces jeunes gens : ce n’était pas uniquement leur jeunesse ruinée, leur vie sacrifiée, (encore que ce fût une douleur terrible… Oh ! comme il est facile aux cœurs secs, aux vieux égoïstes, aux intellectuels décharnés, de blâmer rigidement cet amour de la jeune vie et le désespoir de la perdre !…) Mais le plus affreux était de ne pas savoir pourquoi on sacrifiait cette vie, et le soupçon empoisonné qu’elle était gâchée pour rien. Car ce n’était pas l’appât grossier d’une vaine suprématie de race, ou d’un lopin de terre disputé entre États, qui pouvait apaiser la douleur des victimes. Ils savaient maintenant de quelle longueur de terre l’homme a be-