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LE RÉPERTOIRE ÉTRANGER

doute, le peuple est, encore ici, plus près que le public actuel de certains côtés de l’œuvre de Shakespeare, de ses instincts et de ses actes tumultueux et violents ; mais combien plus loin encore de la pensée profonde aux mille replis ![1] — Il est misérable d’ajuster un grand homme à la mesure de la multitude.

On serait contraint aussi de mutiler les grands lyriques allemands du commencement du siècle. Parmi les drames populaires de cette période, je mentionnerai le Prince de Homburg de Henri de Kleist, et le Guillaume Tell de Schiller. L’œuvre de Kleist est poignante, grandiose, et soulève encore aujourd’hui l’enthousiasme des foules allemandes ; mais c’est une apothéose de la monarchie prussienne ; nous aurions quelque gêne à y prendre part ; et cette pièce doit avoir surtout pour nous la valeur d’un type presque unique de drame patriotique, au sens élevé du mot, sans vil chauvinisme, sans flatterie des bas instincts de la multitude. — Quant à l’admirable Guillaume Tell, où circule un sang puis-

  1. Maurice Pottecher a pourtant fait la tentative intéressante de donner intégralement Macbeth à son Théâtre du Peuple de Bussang. en 1902 et 1903. Mais si je crois avec lui que cette représentation populaire de Shakespeare se rapprochait plus que toute autre, en France, des conditions mêmes où Shakespeare donna son œuvre, il m’est impossible de croire que l’œuvre ait été réellement comprise par le peuple de Bussang. Au reste. Pottecher lui-même convient que la plupart des beautés de Shakespeare échappent au public populaire. « Les beautés dont nous nous étonnons surtout, cette profondeur psychologique du génie, cette vue de l’instinct, servie par l’intelligence, qui démêle et fond à nouveau, dans la conscience de l’ambitieux, le courage physique, la lâcheté morale, la ruse et la folie, associés pour le meurtre, ces mots d’une simplicité et d’un raccourci sublime, oui, tout cela échappe à la plus grande partie des spectateurs, sensibles seulement à la brutalité des faits et à la violence du mélodrame. » (Le Théâtre du Peuple. — Revue des Deux Mondes, premier juillet 1903) Ajoutons-y surtout la difficulté de comprendre l’esprit d’un autre âge et d’une autre race.
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