Page:Rolland Les origines du théâtre lyrique moderne.djvu/24

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10 INTRODUCTION.

qui régnent dans son cerveau. — Nul doute qu'à des âmes rebelles aux impressions musicales une telle analyse n'offre un aspect chimérique dont il est facile de se railler. Elle exige d'ailleurs une finesse de cœur, une prudence d'imagination, faute de quoi on s'expose'à de ridicules erreurs, à moins d'être doué de la divi- nation violente avec laquelle un Wagner lit dans l'âme d'un Beethoven (1). Mais la difficulté d'un art n'est pas un argument contre lui, et bien que la parole soit infiniment plus claire que la musique, la critique littéraire s'est quelquefois trompée; cepen- dant ses erreurs n'ont jamais empêché les hommes de prétendre lire dans les ouvrages ni même dans le cœur d'autrui.

Cette absolue naïveté des grandes œuvres musicales, cette pro- fondeur d'origine, les pourront rendre utiles à la connaissance intime de Fliistoire, des mouvements secrets de la pensée hu- maine. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher dans quelle mesure les génies représentent vraiment leur époque et leur race. Mais nous ne pouvons admettre l'idée, trop souvent exprimée, que la vie extérieure d'un peuple est en rapport étroit avec sa valeur morale, et que les résultats de son action, ses victoires et ses défaites sont l'histoire exacte de son âme. Cette superstition de la force maté- rielle ne nous semble pas seulement féroce ; elle est injuste et fausse, et nous aurons occasion de le montrer à propos de l'Italie et de l'Allemagne au dix-septième siècle. Et qui donc jugerait de la grandeur de Florence par son anarchie politique, et de l'Italie par la lâcheté de ses armes dans les" guerres des quinzième et seizième siècles! Chez un peuple comme les Grecs, où le corps et l'esprit sont harmonieusement unis et vivent de la même vie, on peut à la rigueur tirer des variations politiques, des conséquences intéressant le génie tout entier. Il n'en va pas de même ailleurs, et surtout dans le Nord, où chez les nations, comme chez les in- dividus, la grandeur du génie se réfugie souvent dans la pauvreté du corps. Pour juger de ces peuples, la marche des armées de Turenne et de Condé, ou la diplomatie de M. de Lionne ne suffi- sent pas, et la vue attentive d'un malheureux artiste réfugié dans sa pensée, enfermé dans son cœur, ignoré, résigné, en apprend souvent plus sur les réserves de vie et les puissances cachées qui dorment dans la nation, attendant l'heure d'agir.

(1) R. Wagner, Beethoven. Leipzig, 1870.

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