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Page:Rolland Les origines du théâtre lyrique moderne.djvu/36

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22 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.

La Fontaine prétend que le plaisir d'un sens nuit aux autres plaisirs :

« Si les yeux sont charmés , l'oreille n'entend guères. »

Ce ne sont pas ses sens qui parlent ici, c'est son besoin raison- neur. Le Français, en général, ne saurait se résigner à voir, sans savoir avec précision ce qu'il voit. Quand il est à l'opéra, son esprit souffre d'ordinaire de ne pouvoir lui tenir un compte exact de tout ce qu'il éprouve. Et cette inquiétude devient un obstacle au plaisir; ce besoin de comprendre va contre la compréhension même des choses. La raison raisonnante n'a que faire à l'opéra; nous sommes au pays du sentiment. S'il vous convient, vous dis- cuterez de la valeur de l'œuvre, quand vous retrouverez, refroi- die et pâlie , la partition muette dans le silence du cabinet. Mais durant ces heures de spectacle, abandonnez-vous tout en- tier (1). Tout conspire à vous charmer; laissez- vous faire. Que pour quelques instants, la raison abdique sa suprématie; assez souvent elle seule règne. Ici , c'est à vos yeux , à vos oreilles , à votre cœur, à tout ce qu'il y a d'inconscient, de juvénil et de mystérieux en vous que l'on s'adresse (2); livrez-les sans arrière- pensée. Le meilleur opéra n'est pas le plus raisonnable. Que la raison est incomplète pour comprendre Parsifal, ou don Juan!

C'est pour en avoir l'instinct que les femmes et le peuple sont presque toujours meilleurs juges au théâtre de musique, que les critiques attitrés de l'élite intellectuelle. Leur naïveté les rappro- che plus des sources de l'art (3) que la finesse de ceux qui font profession de le juger.

Il faut l'avouer : notre éloge de l'opéra n'est vrai que d'un idéal, dont la plupart des artistes se sont préoccupés rarement. Mais la faiblesse ou le manque de conscience de quelques hom- mes ne suffit pas à condamner l'art, qu'ils représentent mal. Il suffit que l'opéra « soit l'ébauche d'un grand spectacle (4). »

��(1) « Cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre. » (La Bruyère.)

(2) « Le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement. » (La Bruyère.)

(3) « J'honore tout ce qui est opéra, et quoique je fasse l'entendue, je ne suis pas si habile que M. de Grignan, et je crois que j'y pleurerais comme à la comédie. » (M me de Sévigné.)

(4) « L'on voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle; il en donne l'idée. » (La Bruyère, Des ouvrages de l'esprit.)

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