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Page:Rosny aîné - La Mort de la Terre - Contes, Plon, 1912.djvu/281

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LE VIEUX BIFFIN

au fond des orbites qu’au premier moment ils semblaient avoir disparu. Il poussait par intervalles un petit gémissement, et ses mains lugubres se crispaient sur une maigre couverture. Dès qu’il me vit, il eut une sorte de rire qui finit en râle. Puis, la femme qui le veillait lui ayant fait boire une cuillerée de cordial, il murmura :

— Le pauv’biffîn est cuit ! Mais comme y en a Un, ça ne fait rien ! Y saura me reconnaître… y m’fera une petite place, dans le fond… J’peux dire que j’ai tant seulement pas fait mal à un chien…

Il fixa sur mon visage ses orbites creuses, puis il reprit :

— C’est pas tout ça. J’ai une adresse à vous remettre… La voici, sous cette enveloppe… Vous irez voir le monsieur… et comme j’ai pas d’héritiers, l’affaire s’arrangera toute seule… Là ! Ouf !… Maintenant, j’peux lâcher le crochet… Adieu, m’sieu… vous avez eu du cœur… et là-haut je dirai encore mon petit mot pour vous…

Il tomba dans un abattement brusque, puis il se mit à prononcer des paroles obscures ; quelques notes d’un refrain jaillirent comme d’un orgue de Barbarie séculaire :

Tiens ! Tiens ! Tiens !
Il a des bottes, Bastien !

Et, poussant un souffle court, il quitta cette terre où il avait, pendant trois générations, trouvé son pain dans les immondices.