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CONTES. — DEUXIÈME SÉRIE

bornai à lui mettre sous la tête sa couverture pliée en huit et je mangeai mon pemmican et mon biscuit. Quand j’eus terminé ce maigre repas, l’homme n’avait pas bougé, — son souffle était toujours aussi faible. J’allumai le calumet du conseil, c’est-à-dire que je fumai un des derniers cigares qui me restaient, et je me mis à réfléchir. Quoique je fusse impatient de revoir des endroits plus confortables que la Prairie, je ne songeai pas un moment à abandonner le dormeur. Le territoire abondait en bêtes de proie, qui ne se seraient pas gênées pour dîner d’un Yankee léthargique : d’ailleurs le fait seul d’être exposé à l’air humide pouvait être une cause de mort. « C’est agaçant, me dis-je… mais il faut que je reste. Je vais allumer du feu, faire sécher ma couverture, puis la sienne… et s’il y passe tout de même, je n’aurai pas du moins son départ sur la conscience. »

Je fis comme je l’avais résolu. De longues heures s’écoulèrent, et le soir approcha sans que l’homme eût fait le moindre mouvement. Dire que j’étais inquiet serait de l’exagération. Mon existence était trop aventureuse pour que j’attachasse un prix considérable à la vie d’un homme et celui-ci ne payait pas de mine. Avec son nez en rostre, sa bouche de fauve, son menton pointu, il avait l’air d’un écumeur de savane. Je n’étais donc guère ému, mais je m’impatientais — et j’ai souvent pensé depuis que la profession de garde-